La musique est l’art le plus abstrait et qui a le plus d’effets concrets : avec des sons, rien que des sons, il met les hommes en transe ou les fait marcher au pas, il nous fait danser ou pleurer d’émotion. Justement parce qu’il est l’art des sons. L’univers sonore est en effet d’emblée émotionnel, parce que la fonction naturelle des sons, pour l’être vivant, est une fonction d’alerte. Ils l’informent sur ce qui se passe, ils éveillent à chaque instant son système d’alarme biologique. Ces changements permanents de l’état du monde sont la source de toute émotion.

Un univers qui se suffit à lui-même

Tension de l’écoute, à laquelle succède la détente du retour au calme, à la régularité – ou au silence. Cette opposition de la tension face aux événements inattendus et de la détente face aux événements attendus ou familiers est au fondement de toute émotion musicale. À une différence près, essentielle. Quand on entend de la musique, on cesse d’entendre chaque son comme causé par sa cause naturelle (comme lorsqu’on est soudain averti d’un événement), on entend un unique processus sonore, comme si les sons étaient causés les uns par les autres. Ainsi, la série des chocs du train contre les rails n’est plus entendue comme une suite d’avertissements (le train part), mais comme un unique rythme : ta-ta-tam, ta-ta-tam, etc. Les sons ont perdu leur valeur fonctionnelle, ils sont entendus pour eux-mêmes, ils acquièrent une valeur musicale. L’univers sonore se suffit dès lors à lui-même, il se passe des objets visibles ou même de paroles. (Une majorité de musiques composées dans le monde sont accompagnées de paroles, mais pour mettre en évidence la valeur émotionnelle propre à la musique et ne pas la confondre avec celle des paroles, on ne prendra que des exemples de musiques instrumentales).

Dans tout événement sonore, on peut distinguer l’événement lui-même (il advient, tam !) et sa qualité (il est grave ou aigu par exemple). Les deux aspects ont sur nous des effets distincts : plutôt physiques dans un cas (des effets « motionnels »), plutôt spirituels dans l’autre (des effets émotionnels).

La musique peut nous faire bouger si la suite des événements est régulière : une pulsation par exemple (pom-pom-pom), une mesure (pom-popom, pom-popom), ou un rythme (suite régulière de cellules irrégulières, tagada-tsoin-tsoin, tagada-tsoin-tsoin). On tapera du pied, on battra des mains, on s’agitera seul, on dansera même à deux si la mesure est marquée et permet à chacun d’anticiper les mouvements de l’autre.

Effets émotionnels qualifiés et non qualifiés

Même si effets physiques et émotionnels sont souvent mêlés, les effets proprement émotionnels sont plutôt dus aux relations entre hauteurs des notes et à leurs effets mélodiques ou harmoniques. Il faut distinguer deux grands types d’émotions musicales : les émotions « qualifiées » (tristesse, gaîté, sérénité, inquiétude, colère, etc.) et les émotions « non qualifiées » (« cette musique m’émeut »).

Les premières ont été étudiées depuis longtemps par les psychologues. Ils ont mis en évidence les relations entre différents facteurs musicaux (tempo lent ou rapide, rythme régulier ou non, mode majeur, mineur ou autre, attaques, etc.) et différents climats émotionnels. On constate une assez bonne universalité transculturelle des émotions de base, déterminées par deux oppositions que sont l’affect (gai/ triste) et la dynamique (agité / calme), ainsi que par leurs différentes combinaisons. Ainsi, le même plan-séquence de cinéma changera de sens selon le climat créé par la musique qui le soutient. On va jusqu’à prêter à la musique elle-même certains traits émotionnels : on dit par exemple qu’elle est gaie – ce qui paraît être un abus de langage (seul un être vivant peut être gai ou triste), mais s’explique aisément : elle se meut comme une personne gaie – par exemple grands bonds rapides, accords harmonieux, etc.

Plus opaques à première vue sont les émotions musicales non qualifiées.

Éliminons d’abord l’émotion purement subjective, celle qu’une musique provoque chez tel ou tel parce que son écoute a été associée à telle expérience vécue. C’est simplement dû au travail associationniste de la mémoire (« Tu entends, ma chérie ? C’est notre chanson ! »)

L’émotion proprement esthétique, quant à elle, est celle qu’une musique nous provoque, parfois, lorsque nous nous contentons de l’écouter pour elle-même. Elle est suscitée en nous par ce que nous entendons en elle – par exemple par ce qu’on appelle, d’un terme trop vague, sa « beauté ». Souvent les deux types d’émotion, qualifiée et non qualifiée, se mêlent : on entend avec délectation qu’une musique belle est triste. C’est le délicieux plaisir des larmes.

L’alchimie de l’émotion esthétique varie évidemment selon les musiques et selon les goûts ou les humeurs de chacun. Il y a cependant des constantes.

Il n’y a pas d’émotion musicale sans une attitude esthétique. Il faut être « tout écoute », « rien qu’écoute », si l’on peut dire. L’émotion peut alors naître de l’attention à l’expressivité de la ligne mélodique. On y entend parfois comme une voix qui parle, qui se confie, qui interroge, en somme qui exprimerait ses émotions personnelles (selon une théorie remontant à Rousseau). En musique classique, c’est souvent la part de l’interprète, de ses pauses ou accélérations insensibles, ses crescendo et decrescendo, ses accentuations, en somme sa manière de « phraser » comme un acteur « met le ton ». Mais des musiques peu « expressives » peuvent être esthétiquement bouleversantes : le plaisir d’une fugue naît de la compréhension auditive de l’entrelacs des mille causalités internes qui s’y s’entremêlent et, plus archaïque encore, de la reconnaissance d’un même motif qui revient, plus ou moins transformé, décalé, modulé, comme l’enfant que nous avons été reconnaissait avec émerveillement le retour d’un air familier.

Une musique est une série d’événements enchaînés que nous entendons comme telle. Il y en a donc de deux types. Celles qu’on peut dire « horlogères », qui tendent à la stabilité, à la reproduction d’elles-mêmes et dont le climat tend à minimiser les tensions internes pour n’avoir pas à les apaiser sans cesse. L’émotion qu’elles créent est celle que l’on éprouve lorsqu’on se sent en harmonie avec un monde dont on voudrait arrêter le cours pour pouvoir le contempler. C’est par exemple le climat de certains ragas (où la permanence d’un bourdon exprime la permanence espérée), du chant grégorien, de certaines musiques électroniques « planantes », ou aujourd’hui de celle d’Arvo Pärt.

Créer des tensions internes pour mieux les apaiser

Mais les émotions esthétiques ordinaires sont produites par des musiques qu’on peut nommer « thermodynamiques », parce qu’elles tendent au contraire à créer en permanence des tensions internes afin de les apaiser et d’alimenter ainsi leur propre mouvement. C’est le cas de la plupart des musiques occidentales ou africaines, qu’elles soient tonales ou modales, savantes ou populaires. Chaque partie du discours musical y est faite de tensions (harmoniques, mélodiques, rythmiques) menant à une détente (un accord parfait, une tonique, un temps fort, une répétition, etc.) La tension est la part inattendue de la musique qui s’apaise par le retour attendu à une assise ferme et rassurante. Chaque opposition tension-détente peut être insérée dans une autre opposition tension-détente, en sorte que l’on attend, dans les phrases ou les mouvements complexes, des apaisements sous-tendus localement par d’autres tensions. L’émotion musicale est faite de la perception de toutes ces tensions différées. Car une musique dont le déroulement serait totalement imprévisible nous demeurerait opaque : elle ne serait plus entendue que comme une suite chaotique de sons. Inversement, une musique prévisible ne nous cause aucune émotion : « Frère Jacques », cela nous a plu… il y a bien longtemps. Aujourd’hui, il ne s’y passe plus rien.

L’émotion est donc infiniment variable, mais obéit à une loi constante : une musique nous émeut d’autant plus que, dans son déroulement, chacun de ses événements nous semble le plus imprévu possible quand il advient et le plus rétrospectivement prévisible dès qu’il est advenu. Moins d’imprévu au présent signifie qu’on entend dans la musique quelque chose de mécanique, elle nous semble dénuée d’inventivité : l’émotion baisse. Moins de prévisibilité rétrospective signifie qu’on entend dans la musique moins de nécessité interne et que son déroulement nous semble moins clairement dû à ses causalités internes : l’émotion baisse. Mais selon la sensibilité de chacun, selon ses habitudes ou son éducation, on privilégiera le prévisible au présent, un peu plus mécanique, ou l’imprévisible au passé, un peu plus complexe.

C’est ainsi que nous retrouvons dans l’art des sons l’infinie variété des émotions que peuvent nous causer les événements réels, mais épurés de leur réalité, et transfigurés par la puissance de l’art.