Un très grand ami journaliste m’annonce le décès de Fotso Victor. C’était par messagerie téléphonique. Il a juste balancé l’information, comme ça. Il n’y a même pas eu de bonjour, juste un message : « Fotso Victor est Mort ! ».
Sur le coup, je ne savais même pas trop quoi faire de cette information. Je trouvais cela brut de décoffrage, et pas très respectueux. Il aurait fallu qu’il dise bonjour, qu’il fasse son message, et qu’à la fin, qu’il dise au revoir. Je me refusais d’entendre le fond, c’était la forme qui m’intéressait. J’étais bloqué là-dessus. Il n’y avait que ça. Ça me rendait furieux. Je me disais, en murmurant : « Il ne m’a même pas salué ».
Quelques minutes plus tard, Chu m’appelle de Belgique pour m’annoncer ce qu’elle venait d’entendre. Elle s’attendait sûrement à ce que je m’effondre au téléphone, ou quelque chose de ce genre. Elle venait en amie, le cœur envahi de bonne volonté ‒ Mais il n’était pas question que je dévie de ma trajectoire. Je me suis mis à parler du manque de respect. De comment ça m’horrifiait. De comment c’était inadmissible. Elle m’écoutait sagement, sans mot dire. Elle n’avait pas l’air de trop comprendre ce qui me mettait dans cet état, le fait qu’elle ne me comprenait pas m’énervait encore plus. Ça nous frustrait. Nous avons changé de sujet, et on s’est séparés, on a raccroché nos téléphones.
J’ai ruminé ma colère à n’en plus finir. C’était un peu comme une pulsion scandinave, comme si rejeter fermement cette information ferait en sorte qu’elle se révèle être fausse. C’était insensé, et je le savais, mais c’était la seule émotion que j’avais trouvé à exprimer. En communication politique, on dit « assassiner la forme pour disqualifier le fond ». J’ai appris à mes dépens que cette technique ne s’applique pas à la mort. Et à la fin, j’ai compris que j’étais en train de pleurer sans le savoir. Ce n’était pas le geste de ce grand ami qui m’exaspérait, mais plutôt la perte, le deuil.
Il y a un message vocal. C’est cet ami journaliste qui me propose une tribune dans son journal. Je me précipite sur le téléphone, je le remercie et je décline l’offre, par un joli texte. Quelque temps plus tard, je réécoute le vocal qu’il m’avait envoyé, et je trouve cela tellement bienveillant que je décide de le rappeler. On parle de nos névroses, encore et encore. De la pandémie qui secourt le monde. De comment on est terrifiés. On est reconnaissants envers le personnel soignant. On ne tarit pas d’éloges. On est tellement contents d’eux. On parle aussi des chiffres de décès officiels et officieux. On parle longuement de l’Afrique, de l’Europe, et surtout de la France. On a une pensée pour les victimes, et les familles, puis il me dit : « n’oublie pas de m’envoyer l’éloge funèbre à publier ».
Où trouve-t-on la force pour écrire ce genre de texte, demandais-je. Mais c’est toi l’écrivain, répliquait-il. Suis-je encore écrivain lorsque j’ai mal ? Il se met à rire. Je ne ris pas, je suis sérieux. Comment trouver les mots justes, et comment les placer comme il faut, à cet instant ? Il me dit que c’est un texte que les gens écrivent généralement facilement. Que ça reprend juste un peu la biographie avec quelques beaux mots, du style « il était gentil, beau et fort » et avec quelques exemples. Plus il m’expliquait le procédé, et plus j’en étais effaré, mais vraiment horrifié. Je lui dis : « mais c’est du bâclé ça ». Il se met à rire de nouveau, et ça m’énerve encore et encore. Il me dit que personne ne lit souvent la rubrique nécrologie jusqu’à la fin. Que les gens s’en foutent un peu. Qu’ils regardent juste le titre, le nom de la personne défunte, et puis c’est tout. Alors, je lui dis, gaillardement, que je n’écrirai pas d’éloge funèbre, et on s’est séparés poliment.
Le royaume des Bandjoun, cet endroit qui m’a vu naître, à l’ouest du Cameroun, était donc en deuil. Notre monument national venait de disparaître à Paris, en pleine pandémie de coronavirus. Loin de son Bandjoun natal. Loin de sa famille, et des gens qui l’aiment.
Fotso Victor était un grand homme d’affaires. C’est l’un des milliardaires les plus généreux que nous ayons eus au Cameroun. Ce monsieur était le maire de Bandjoun, depuis toujours. Ce n’était pas qu’un homme politique. À Bandjoun, on l’appelait Fô Wä Ngap (bienfaiteur ; humaniste). Il a désenclavé le royaume. À coups de milliards de francs CFA, sur fond propre, il participait à apaiser la pauvreté dans la communauté. Je me souviens encore des forages qui jaillissaient de partout. Les bourses scolaires qu’il offrait aux jeunes, et les sacs de denrées alimentaires. Quelle grande famille du royaume de Bandjoun pourrait dire qu’elle n’a pas goûté à la générosité de cet homme ? Victor Fotso a participé à faire de moi un écrivain. La première et seule fois où j’ai frôlé le parvis de la villa de l’écrivain Calixthe Beyala à Pantin (France), c’était au sujet de Fotso Victor, et de son Bandjoun adoré.
Michel Tagne FOKO pour GCO
Collaborateur spécial de GCO
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