Si cette politique étrangère avait avant tout pour objectif de sécuriser la souveraineté de l’émirat, elle a été rapidement mise au service d’une quête démesurée de puissance, favorisée par un affaiblissement du leadership traditionnel dans le monde arabe.
Le Qatar est donc progressivement arrivé à se hisser au-devant de la scène régionale, non sans susciter des critiques, y compris de la part de ses voisins.
25 premières années d’existence dans l’ombre de Riyad
Protectorat britannique de 1916 à 1968, le Qatar – petit émirat de la péninsule arabique d’une superficie de 11 571 km2 (environ celle de l’Île de France, pour donner un ordre de comparaison) et peuplé de quelque 2,5 millions de personnes aujourd’hui, dont à peine 10 % de Qataris, les autres résidents étant des travailleurs étrangers – n’a qu’une seule frontière terrestre, qui plus est controversée : avec l’immense Arabie saoudite, près de deux cents fois plus étendue.
Après son indépendance en 1971, le pays évolue durant près de 25 ans dans l’ombre de Riyad.
À cette époque, plusieurs facteurs constituent de véritables menaces pour son existence. D’abord, une situation géopolitique délicate, aggravée par des litiges frontaliers avec le Bahreïn et l’Arabie saoudite.
Ensuite, ses ressources naturelles, certes abondantes, se révèlent aussi être un danger, car pouvant exciter les appétits de ses voisins, notamment de l’Iran. Le Qatar partage en effet avec ce dernier la plus importante poche gazière au monde, le North Dome/South Pars, qui s’étend sur 9 700 km2, dont 6 000 km2 dans les eaux qataries.
Pour éviter les tensions, Doha s’efforce de conserver de bonnes relations avec Téhéran, ignorant certaines déclarations menaçantes ou lui signalant discrètement certaines infiltrations de ses foreurs dans ses eaux. À mesure que le gisement est mis en valeur, il apparaît comme étant la condition du développement du Qatar, augmentant paradoxalement sa vulnérabilité. Tout antagonisme majeur avec l’Iran serait destructeur pour son économie, dont 90 % des revenus proviennent des hydrocarbures. Le gouvernement s’endette auprès de banques internationales et d’États avec qui il a signé des contrats pour financer les installations nécessaires à la liquéfaction et à l’acheminement du gaz. L’émirat est alors loin de détenir les largesses financières dont il dispose aujourd’hui.
Son armée est modeste, le petit pays préférant adopter une politique de suivisme vis-à-vis de l’Arabie saoudite. En outre, dans les premières années de son existence, il est très peu peuplé (500 000 habitants en 1995).
Il y a cinquante ans, Doha n’était qu’un petit village de pêcheurs. Thomas Dutour/Shutterstock
De 1972 a 1995, le Qatar est gouverné par Khalifa Ben Hamad Al Thani. Comme il est coutume dans ce pays, celui-ci accède au trône en destituant son prédécesseur, Ahmad bin Ali Al Thani, qui fut l’éphémère premier souverain de l’émirat indépendant. Il centralise le pouvoir, place ses proches à des postes clés, mène certes des politiques sociales, mais dilapide les revenus de la rente. Ainsi en 1991, 54 notables lui adressent une pétition réclamant des réformes, notamment législatives. Il délègue de nombreuses affaires à son fils Hamad, qu’il a nommé prince héritier au début de son règne. Ce dernier ne manquera d’ailleurs pas de le renverser en 1995. Il s’attellera par la suite à sécuriser son propre règne en fondant des institutions de gouvernement, en adoptant une Constitution et en codifiant les règles de succession, avant de passer la main en 2013 à son fils Tamim ben Hamad Al Thani, toujours à la tête du pays aujourd’hui.
Les années 1990 et l’alliance avec Washington
La première guerre du Golfe, en 1990-1991, constitue un tournant historique pour les pays du Golfe. Elle aura en particulier un impact majeur sur la relation entre Doha et Washington. Avec l’invasion du Koweït par l’Irak, le Qatar prend conscience de sa propre vulnérabilité et de la facilité avec laquelle l’un de ses puissants voisins pourrait l’annexer. Il considère le parapluie sécuritaire américain comme seule véritable garantie de survie.
L’émirat se rapproche donc des États-Unis et se voit offrir une protection totale sous plusieurs conditions. Par exemple, mettre en place un accord de coopération de défense permettant de pré-positionner sur son sol des troupes et du matériel militaire. Ou encore accorder une place prépondérante aux compagnies américaines pour l’exploitation du gaz.
Le pays émerge progressivement comme allié régional privilégié des Américains – surtout après la révolution de palais de 1995, à laquelle Washington a sans doute donné son assentiment. Il concurrence ainsi directement l’Arabie saoudite, avec qui les relations tendues vont jusqu’à la rupture diplomatique entre 2002 et 2008. Il sera de nouveau isolé par ses voisins entre 2017 et 2019. En effet, ces derniers lui reprochent une forte implication dans les « Printemps Arabes », notamment via sa chaine Al Jazeera, son soutien aux Frères Musulmans perçus comme facteurs de déstabilisation des pouvoirs en place, et sa complaisance vis-à-vis de l’Iran.
Si Hamad Ben Khalifa Al Thani cherche avant tout à assurer la souveraineté de son pays en s’appuyant fermement sur les États-Unis, il n’entend pas tout miser sur cette alliance : le Qatar multiplie les partenariats, au point de s’affirmer assez rapidement comme un acteur incontournable du concert des nations. En effet, Doha opte pour une politique de «hedging», qui consiste à entretenir de bonnes relations avec des acteurs opposés pour réduire des risques éventuels sur le long terme.
Le « hedging » et la « diplomatie de niches »
Emprunté au lexique de la finance, ce terme désigne, en relations internationales, un schéma comportemental spécifique, différent des attitudes extrêmes que sont l’alignement et l’endiguement.
Le hedging invite à l’adoption d’une position équilibrée visant à conserver de bons rapports avec tous les États, surtout les plus puissants. Cette approche permet aux «petits» de gagner de l’influence pour promouvoir leur autonomie politique. Entre autres exemples, mentionnons que l’émirat accueille accueille un bureau de commerce israélien depuis 1996 tout en soutenant le Hezbollah libanais qui combat Tel-Aviv. De même,il accueille sur son sol l’USCENTCOM, une base militaire américaine colossale… tout en hébergeant, ou en ayant hébergé, des Frères musulmans et des représentants des talibans. Ceci vaut d’ailleurs au Qatar des accusations de soutien au terrorisme, déjà proférées depuis les apparitions exclusives de Ben Laden sur la chaine d’information qatarie en continu Al Jazeera au lendemain de l’invasion de l’Afghanistan en 2001. L’émirat avait en effet réussi à se forger une image de pays défenseur de tous les musulmans, quelles que soient leurs divergences, tout en étant ouvert à l’Occident. Il fait donc de l’Islam un outil politique lui permettant d’intervenir sur plusieurs scènes depuis l’Indonésie en passant par le Soudan, jusqu’aux banlieues françaises.
Enfin, le Qatar élabore une diplomatie de niches, stratégie privilégiée des petits États et des puissances moyennes. Celle-ci se concentre sur des champs d’action bien déterminés, en y apportant toutes ses ressources pour obtenir autant de rendements, ainsi qu’une une large reconnaissance internationale.
Grâce à la diplomatie de niches, Doha se forge une image de marque nationale et une visibilité à l’échelle internationale. Le Qatar cherche à se doter d’une réputation d’État neutre, ami de tous, «bon citoyen international», moderne, ouvert à l’Occident tout en restant fidèle à son identité arabo-musulmane.
Troisième détenteur de ressources gazières au monde et premier exportateur de gaz naturel liquéfie, l’émirat dispose désormais de l’un des PIB les plus élevés au monde. À titre indicatif, il passe de 8,1 milliars de dollars en 1995 a 44,5 millards en 2005 pour dépasser les 100 milliards a partir de 2010. Cela est surtout possible grâce a son fonds d’investissement souverain fondé en 2005, Qatar Investment Authority (QIA).
Il investit massivement à l’étranger, notamment dans les grandes capitales. La crise financière de 2008 constitue ainsi une opportunité de se rendre indispensable, consolidant de surcroît ses alliances.
L’éducation (avec la Qatar Foundation), le sport (avec l’achat du Paris Saint-Germain, la diffusion de nombreux événements via la chaîne Bein Sports et bien sûr la prochaine Coupe du Monde), la culture (avec les nombreux musées prestigieux, les expositions des plus grands artistes ou l’achat de toiles de maître), les médiations (au Liban, au Darfour ou plus récemment entre les États-Unis et les talibans), et aussi la chaîne d’informations Al Jazeera, sont autant de niches qu’il exploite pour s’affirmer. Cette dernière, est plus explicitement qualifiée par un câble Wikileaks « d’outil diplomatique » servant les intérêts de Doha.
Accusations de corruption et critiques
Ainsi, les revers de l’activisme qatari, qui plus est surmédiatisé, ne manquent pas. Le Qatar est souvent accusé de prendre part à des affaires de corruption. On l’a vu, notamment avec son attribution de la Coupe du Monde qui fait actuellement l’objet de nombreux appels au boycott.
Les critiques portant sur le traitement des travailleurs étrangers ayant construit ses stades, le coût environnemental, ainsi que l’organisation même de la compétition en novembre et les restrictions imposées aux supporters étrangers qui viendront sur place sont autant d’arguments qu’avancent ses détracteurs.
L’accueil de cette compétition semble en soi régi par une forme de hedging. Le puissant leadership qatari qui en obtient l’organisation doit concilier son choix de s’ouvrir à l’étranger avec une société très conservatrice, où la simple mixité entre les hommes et femmes ne va pas de soi et où la religion dicte le quotidien, au risque d’une déstabilisation du régime.
Un modèle pour d’autres petits États ou un cas unique ?
L’exemple qatari permet de s’interroger sur la possibilité d’évolution des petits États sur la scène internationale. Si une trajectoire aussi spectaculaire n’est pas impossible, l’émergence « express » de ce pays demeure unique. Elle s’explique par la vision stratégique de son leadership, des moyens financiers quasi illimités et des conjonctures régionale et internationale favorables. Le Qatar n’a pu acquérir son statut de puissance régionale que dans la mesure où ses intérêts se confondaient avec ceux d’autres puissances, au premier rang desquelles les États-Unis.
Ce statut de puissance régionale est-il pérenne ? Dans le cas du Qatar, la Coupe du Monde représente un enjeu majeur pour l’avenir. Celle-ci agira comme un catalyseur pour le développement d’une économie du sport et participera directement à la croissance et à la diversification.
Si elle se déroule avec succès, malgré l’ambiance délétère actuelle, les retombées attendues ne seront pas uniquement liées au tournoi, mais aussi aux investissements divers et à l’attraction d’entreprises innovantes, sans oublier la mise en valeur du tourisme local. Enfin, puisque l’émirat mise sur une amélioration continue de sa perception à l’étranger, sa capacité à organiser l’événement le plus attendu au monde constitue en soi un élément de puissance.