Belarusian President Alexander Lukashenko speaks during a meeting with Commonwealth of Independent States officials in Minsk on May 28, 2021. / AFP / POOL / Dmitry Astakhov

Les médias occidentaux y ont vu une humiliation de plus remettant en cause la crédibilité d’une UE incapable de se faire respecter dans son propre espace régional. Si cette fois les dirigeants européens se sont montrés plus réactifs pour se mettre d’accord sur de nouvelles sanctions, rien ne garantit que celles-ci se révéleront plus efficaces qu’auparavant pour pousser Loukachenko à la démission et changer la nature du régime politique biélorusse.

Reste toutefois que l’objectif premier de Loukachenko ne consistait sans doute pas à mettre en exergue l’impuissance de l’UE. Les autorités biélorusses ne cherchaient pas non plus à se ridiculiser en invoquant de manière maladroite comme prétexte pour le détournement du vol de Ryanair une prétendue menace provenant du Hamas. Selon la version officielle, les services de Minsk auraient reçu un mail du mouvement palestinien, assurant qu’une bombe se trouvait à bord de l’avion, et qu’elle exploserait si l’UE ne mettait pas immédiatement fin à son soutien à Israël. Une version d’autant moins crédible qu’il apparaît que le mail en question a été envoyé… plus de vingt minutes après que la Biélorussie a ordonné à l’avion de se dérouter.

Comble de l’ironie : les dirigeants du Hamas, lequel est considéré comme une organisation terroriste par de nombreux pays du monde, se sont indignés des méthodes douteuses d’Alexandre Loukachenko, l’accusant de « démoniser » le Hamas et de ternir la « légitimité de leur résistance ».

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Plusieurs interrogations persistent sur les motivations de Loukachenko autant que sur l’impact que pourrait avoir cet incident. S’agit-il d’un simple esclandre du « dernier dictateur d’Europe » qui se sent totalement impuni sous l’aile protectrice de Moscou ?

Où d’une nouvelle ruse destinée à forcer la Russie à lui réaffirmer sa solidarité face aux réactions scandalisées de l’Occident à la veille de sa rencontre avec Vladimir Poutine à Sotchi, le 28 mai ?

Ce qui est sûr, c’est que, pour ce qui concerne l’opposition biélorusse, l’épisode illustre une fois de plus la détermination d’un régime qui avait été ébranlé par le vaste mouvement de protestation né après la réélection contestée de Loukachenko le 6 août 2020.

Le durcissement de la répression à l’égard de l’opposition

La raison la plus évidente de la hardiesse de Loukachenko était l’arrestation de Roman Protassevitch, passager à bord de l’avion Ryanair. Il est venu grossir la liste des 450 prisonniers politiques répertoriés fin mai par l’ONG biélorusse de défense des droits de l’homme Viasna.

Il convient de noter que de nombreux opposants au régime sont accueillis depuis août 2020 en exil dans les pays voisins membres de l’UE. En premier lieu Svetlana Tikhanovskaia, l’ancienne candidate à l’élection présidentielle expulsée par Loukachenko au lendemain de l’élection et qui a fini par endosser le rôle de leader officiel de l’opposition biélorusse en exil, secondée par son équipe à Vilnus. Parmi d’autres personnalités en vue installées en Pologne on trouve également l’ex-ministre de la Culture Pavel Latouchko, qui se trouve à la tête du gouvernement national anti-crise créé en octobre 2020. Ou encore l’ancien ambassadeur et directeur du Parc des Hautes Technologies (présenté comme la Silicon Valley de l’Europe orientale), Valeriï Tsepkalo, à l’origine en janvier 2021 de la création du Forum biélorusse démocratique.

Pourquoi s’attaquer en particulier à Roman Protassevitch, lui conférant ainsi une renommée internationale ? Ce blogueur et journaliste âgé aujourd’hui de 26 ans qui a demandé l’asile politique en Pologne dès 2019 s’est fait connaître grâce à la chaîne Télégram Nexta Live dont il a été le cofondateur en 2018 avec un autre jeune militant, Stepan Poutilo. Nexta a joué un rôle déterminant dans la couverture médiatique des violences policières qui se sont déchaînées contre les manifestants dans les premiers jours après le 6 août 2020 et, par la suite, dans la coordination de la contestation.

Nexta a largement contribué à faire perdre la « guerre de l’information » à Alexandre Loukachenko, en rendant complètement inopérante la propagande officielle diffusée via les médias traditionnels sous le contrôle de l’État. En octobre, la chaîne a été reconnue comme « extrémiste » et interdite, et en novembre Protassevitch a été inculpé d’incitation à la haine sociale fondée sur l’appartenance professionnelle (art. 130 du code pénal), d’organisation d’émeutes de masse (art. 293) et d’organisation de troubles graves à l’ordre public (art. 342).

Il encourt donc entre 5 et 15 ans d’emprisonnement. Le KGB biélorusse l’a mis sous le coup d’un mandat d’arrêt international et a fait figurer son nom sur la liste officielle des individus impliqués dans des activités terroristes, à côté des combattants du Daech.

Des militants biélorusses manifestent devant les bureaux de la Commission européenne à Varsovie, le 29 mai 2021, avec des pancartes indiquant les numéros des articles du code pénal qui ont été utilisés pour détenir le journaliste d’opposition Roman Protassevitch. Wojtek Radwanski/AFP

Après son arrestation, les médias russophones (repris par certains médias occidentaux, comme souligné par RT) ont mis l’accent sur un épisode peu connu de sa biographie, la couverture en tant que journaliste des activités du bataillon Azov, faisant planer l’hypothèse de son engagement en tant que combattant actif de cette unité paramilitaire controversée formée en 2014 par des volontaires ukrainiens pour lutter contre les séparatistes prorusses dans le Donbass et liée à l’extrême droite ukrainienne.

Cette insinuation vise certainement à ternir l’image de l’opposition biélorusse dans l’opinion publique en l’associant au néonazisme, un procédé rhétorique que la propagande russe a abondamment utilisé lors des manifestations d’Euromaïdan en Ukraine pour discréditer les opposants et, par la suite, le nouveau gouvernement ukrainien. Néanmoins, il y a peu de chances que, mis à part le noyau de l’électorat qui est acquis à Loukachenko, la majorité de la population biélorusse se laisse convaincre par cette image d’un Protassevitch qui serait un « terroriste néonazi » diffusée par les médias proches du pouvoir.

Quoi qu’il en soit, cette action témoigne d’une nouvelle escalade dans la dynamique de répression à l’égard de l’opposition biélorusse. Si Loukachenko est parvenu, à force d’intimidations, d’arrestations et de procès dignes de Kafka, à éliminer toute possibilité de contestation ouverte (à l’instar des grandes manifestations post-électorales de l’année dernière) dans l’espace public du pays, il s’attaque dorénavant aux opposants réfugiés dans les pays de l’UE. L’objectif est d’envoyer un signal fort aux leaders de l’opposition et à la population biélorusse, mais aussi à la communauté internationale, pour montrer qu’il est parvenu à consolider son pouvoir et que personne ne pourrait le défier impunément.

Les délicates négociations avec Vladimir Poutine

Il convient de noter que cet incident s’est produit à la veille de la rencontre prévue de longue date de Loukachenko avec le président russe Vladimir Poutine et qui a eu finalement lieu le 28 mai 2021 à Sotchi. Il s’agit de la troisième rencontre entre les deux hommes depuis le début de l’année et la quatrième depuis le début de la crise politique.

Même si aucune information officielle n’a été diffusée sur le contenu des conversations entre les deux présidents, on sait que lors de la première rencontre à Sotchi le 14 septembre 2020 Poutine a promis à son homologue un soutien financier russe de 1,5 milliard de dollars en échange de l’engagement de celui-ci à trouver une sortie de la crise politique et probablement à envisager un transfert du pouvoir dans le cadre d’une réforme constitutionnelle, le tout accompagné d’avancée décisive dans les interminables négociations sur l’approfondissement de l’intégration dans le cadre de l’État d’union russo-biélorusse. Cependant, Loukachenko ne semble pas pressé de respecter ses engagements, bien qu’il ait besoin d’arguments pour continuer de bénéficier du soutien financier et diplomatique de la Russie.

Ainsi, afin de pouvoir rencontrer Poutine le 22 février 2021 à Sotchi, il s’est résolu de convoquer la VIᵉ Assemblée panbiélorusse les 11 et 12 février à Minsk, un simulacre de consultation populaire, lors duquel il a vaguement promis de lancer les consultations en vue d’une réforme constitutionnelle et d’organiser un référendum en 2022 sur cette question.

C’est une autre tactique qu’il a employée à la veille de la rencontre du 22 avril, en se posant en victime d’un improbable coup d’État visant lui est sa famille. Fomenté par le politiste A. Fedouta, le juriste Iu. Zenkovitch et le leader du parti d’opposition Front national biélorusse (BNF) G. Kostousev avec le soutien des services secrets américains, ce putsch, qui devait avoir lieu lors des festivités du 9 mai, aurait été opportunément déjoué à temps. Quant à la dernière rencontre, celle du 28 mai, Loukachenko est arrivé à Sotchi en se posant cette fois-ci en victime de l’hostilité occidentale suite à l’incident avec Ryanair pour invoquer la protection russe en vertu de la solidarité géopolitique des régimes autoritaires.

Cette tactique consistant à agiter l’épouvantail du complot occidental (lequel avait d’ailleurs déjà été évoqué, sans grand succès à l’automne 2020, sous la forme d’une prétendue invasion imminente des troupes de l’OTAN massées sur la frontière polonaise) et à faire ressurgir le spectre des révolutions de couleur, masque la forte réticence de Loukachenko à envisager toute diminution de son pouvoir, à faire des concessions importantes dans le cadre de l’approfondissement de l’intégration russo-biélorusse et, plus encore, à accepter un éventuel départ qui se profilerait aux termes de la réforme constitutionnelle.

L’improbable lâchage de Loukachenko par Poutine

Ces louvoiements de Loukachenko pourraient-ils inciter Poutine à tenter de se débarrasser de cet encombrant et imprévisible voisin ?

Il convient de rappeler que, selon diverses estimations, le soutien direct et indirect de Moscou à Minsk depuis vingt ans est estimé entre 109 et 137 milliards de dollars. La Russie est de loin le premier investisseur et partenaire commercial de la Biélorussie, et la majorité des 18 milliards de dollars de la dette publique biélorusse est détenue par la Russie. On comprend aisément à quel point il est difficile pour les dirigeants russes de prendre le risque, en cas de changement de régime politique à Minsk, de laisser échapper son dernier allié fidèle dans l’espace post-soviétique, un allié si proche culturellement et dans lequel la Russie a tellement investi.

Alexandre Loukachenko et Vladimir Poutine
Alexandre Loukachenko aux côtés de son allié Vladimir Poutine au large de Sotchi le 29 mai 2021, quelques jours après avoir l’arrestation du journaliste d’opposition Roman Protassevitch après le détournement du vol sur lequel il se trouvait. Sergei Ilyin/AFP

De surcroît, les sanctions économiques occidentales pourront se révéler bénéfiques pour l’économie russe grâce à la réorientation des trafics commerciaux biélorusses via la Russie – ce qui ne fera que renforcer la dépendance biélorusse. Par ailleurs, Poutine pourrait endosser aux yeux de la communauté internationale le rôle respectable de celui qui cherche à raisonner ce dictateur impulsif. Et tant que Loukachenko disposera du soutien russe, il pourra se permettre tout type de dérives, non seulement à l’encontre de ses propres citoyens mais également l’égard de ses voisins européens. En revanche, son avenir politique semble de plus en plus incertain et dépendant du bon vouloir du maître de Kremlin.

Auteur

  1. Maître de conférences au Département d’Études slaves, Université Bordeaux Montaigne

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