Qu’on l’aime ou pas, le keynésianisme, selon lequel l’intervention étatique reste le meilleur moyen de rétablir la croissance, domine l’analyse des crises et la conception des politiques économiques depuis 85 ans. Dans ce paradigme bien enraciné, les crises s’expliquent par une contraction inattendue de la demande, elle-même déterminée par des raisons multiples et variées, comme une politique monétaire trop rigoriste en 1929-1936, ou une contraction du crédit par un secteur bancaire ayant pris des risques démesurés en 2008.

Ainsi, face à la crise de la Covid-19, les gouvernements ont adopté au cours de l’année 2020 des stratégies du type « quoi qu’il en coûte » pour stimuler la demande le plus en amont possible. Ils se sont empressés notamment de réduire les taxes sur les entreprises en difficulté et d’augmenter la dépense publique, notamment sous forme de transferts.

Ces transferts ont pris la forme d’un recours massif au chômage partiel en Europe, ou des indemnités plus élevées aux États-Unis. Avec des taux d’intérêt de court terme déjà proches de zéro, l’action des banques centrales, notamment dans la Zone euro, s’est limitée à absorber les nouvelles émissions d’obligations d’État.

De cette manière les taux d’intérêt de long terme sont également maintenus à un niveau insignifiant, voire négatif, dans une illustration de l’absurde de cette situation. À titre d’exemple, si en France la production s’effondrait de 8,2 % en 2020, le pouvoir d’achat n’aura baissé que de 1 %, signe de cette largesse de l’État. La dette publique passe de 98 % du PIB en 2019 à 116 % du PIB en 2020 et est prévue à 122 % pour fin 2022.

Les organisations économiques internationales comme le Fonds monétaire international (FMI) ou l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) ont défendu sans aucune retenue cette politique fiscale d’une grande largesse, et d’ailleurs continuent de le faire.

Choc d’offre

Ce qui rend singulière la crise de la Covid-19, c’est la conjonction d’une crise de demande classique, mais qui a été très vite enrayée, avec un fort choc d’offre qui lui se propage et s’intensifie au fur et à mesure où la demande de biens se renforce avec la sortie de crise. Cette situation devrait nous rappeler la crise du prix du pétrole dans les années 1970, lorsque les pays qui ont refusé l’austérité ont dû faire face à une inflation rapide.

Sous l’impact de la crise sanitaire, la capacité du secteur productif à fournir des biens et services s’est dégradée en raison de 3 raisons principales.

En premier lieu, une perte sévère en productivité dans les opérations physiques. L’organisation des opérations a dû savoir intégrer la distanciation, les gestes barrières (aération renforcée, port du masque, etc.), les nettoyages intensifs (désinfection), la mise en place de marquage et de déplacements limitant toute forme de croisement ou encore l’accompagnement des personnes.

La mise en place de mesures anti-Covid-19, comme la distanciation, ont entrainé une forte perte en productivité dans les opérations physiques. Shutterstock

Par ailleurs, les parents ont été confrontés à la garde de leurs enfants. Dans certains cas, le seul recours a été tout simplement d’arrêter de travailler, car nombre de postes ne se prêtent également pas au télétravail. En contrepartie, les solutions numériques des échanges en ligne, les visioconférences et le télétravail ont permis d’amortir en partie le choc dans les secteurs et les activités qui le permettaient. En revanche, après une période d’enthousiasme béat, les limites du télétravail commencent à ressortir. Enfin, de nombreuses ressources ont dû être redéployées vers la lutte contre la pandémie (masques, produits pharmaceutiques), privant d’autres secteurs de ces matériaux.

Selon le rapport du Conseil national de la productivité de janvier 2021, la baisse de la production combinée à une moindre baisse de l’emploi s’apparente à une baisse de la productivité, extrêmement marquée au second trimestre de 2020. Le rapport reprend une analyse de l’Insee, selon laquelle « pour 46 % des entreprises des services, 40 % de celles de l’industrie et 56 % de celles du bâtiment, toutes interrogées en octobre, les mesures de protection sanitaires réduisent la productivité, entraînant des difficultés d’organisation importantes ».

En second lieu, des pertes sèches de capacité de production se sont révélées et ne vont faire que s’intensifier. Les confinements ont en effet entraîné des fermetures temporaires d’usines, ou le report d’activités de maintenance. La disponibilité de personnel dans certains secteurs a réduit la capacité de production. Les travailleurs immigrés saisonniers, très présents en agriculture ou sur les chantiers de construction, ont disparu d’un jour à l’autre, en raison des restrictions sur la mobilité internationale de cette main-d’œuvre.

Aujourd’hui, il faut se prémunir sur les troubles de vision pointés par le Conseil national de productivité : « La crise se traduit par une situation paradoxale où, jusqu’à maintenant (fin 2020), les faillites sont en diminution de 36 % pour l’ensemble des entreprises et de 29 % pour les PME par rapport à 2019 ». Ainsi la manne financière déversée a permis de bloquer les faillites mais cette aide ne pourra pas se prolonger indéfiniment.

L’argent public a maintenu à flot des activités solvables, mais parfois insolvables, dont un test de vérité sera le remboursement des prêts garantis par l’État. En 2021, de nombreuses restructurations de firmes devraient avoir lieu, ce qui conduira à d’inévitables déperditions de ressources, car le rattrapage est inéluctable et est estimé à un surplus de l’ordre de 30 % des défaillances en 2021 par rapport à un régime annuel normal.

Au premier trimestre de cette année, 80 % des entreprises qui se sont présentées devant les tribunaux ont été liquidées, un taux inédit depuis 20 ans. Ce rattrapage aura donc un impact sur la dégradation du fonctionnement des chaînes de valeur qui verront des goulots d’étranglement se former dans les secteurs les plus exposés.

Enfin, en troisième lieu, les flux de la mondialisation ont commencé leur recomposition. Les blocages locaux, les pénuries naissantes dans la construction ou les semi-conducteurs, les problèmes associés aux transports maritimes et aux conteneurs, une prise de conscience des bénéfices de la diversification des sources d’approvisionnement, les mots d’ordre politique dans certaines économies « orientées » ont précipité un ralentissement qui s’observait déjà avant la crise.

La Chine, qui produisait pour le monde et qui gardait les surplus pour son marché intérieur, a inversé la logique depuis quelques années. Entre 2010 et 2016, son taux d’épargne a diminué de 50 % à 44 %.Elle recentre désormais son économie sur son marché intérieur et confie un moindre surplus aux marchés extérieurs.

Des dérèglements sur fond de reprise

À ce jour, les conjoncturistes et les organisations internationales sont quasi unanimement optimistes quant à la vigueur de la relance en seconde partie de 2021. Ces prévisions prennent en compte les progrès sur le plan de la vaccination, mais surtout les dépenses énormes consenties par les gouvernements partout dans le monde, sans se poser la question si le secteur productif pourra suivre et si oui, à quelle vitesse.

Pourtant, on commence depuis peu à observer les conséquences concrètes du choc d’offre et saisir son ampleur. Un mot résume la situation très dégradée de l’économie : la pénurie de matières premières et produits de base. On observe une hausse des prix sur les matières premières (pétrole et produits dérivés, soja) ou sur les produits intermédiaires (puces électroniques, mais aussi acier, bois de construction, etc.).

Les matériaux de construction se font rares et leurs prix flambent ; les délais de mise en chantier et de réalisation des projets se rallongent, et des surcoûts se profilent.

Le prix du transport maritime connaît une hausse sans précédent. Sur la route Chine – Europe, le prix moyen du fret maritime a été multiplié par 4 entre octobre 2020 et janvier 2021, et rien n’indique une diminution dans l’immédiat.

Ainsi la contraction d’offre en 2020 a créé un « effet d’hystérèse », le retour à la production d’avant impliquant des coûts sanitaires et de transaction supplémentaires, ce qui pousse les entreprises à augmenter les prix à la sortie d’usine.

Enfin, la hausse des prix ne permet pas de résoudre tous les déséquilibres. Si le marchand de journaux a terminé son stock de la journée, quel que soit le prix que nous lui proposons il ne pourra pas nous en fournir un.

Actuellement, la production d’automobile est profondément affectée par le manque de composants électroniques (comme les semi-conducteurs) et des produits en plastique. Ces composantes deviennent un matériel si rare, que Taïwan n’a pas hésité à tenter une négociation avec l’Allemagne portant sur un échange composants contre vaccins.

En bout de course, une augmentation du prix des automobiles se profile. D’ailleurs, le constructeur Renault vient d’augmenter ses prix pour compenser la hausse des coûts, et fait passer aux autres constructeurs le message de suivre son exemple.

Dans l’immédiat, il n’est pas à exclure que ces pénuries conduisent à une forte hausse des prix producteurs, et par ricochet, à de fortes hausses des prix à la consommation. Au mois de mars, les prix à la production ont augmenté aux États-Unis de 4,2 % sur l’année (la plus forte hausse depuis 2011). Le taux d’inflation a fait un bond spectaculaire, de 1,7 % en février, à 2,6 % en mars.

La zone euro est en retard de quelques mois sur les États-Unis et le taux d’inflation en Allemagne au mois de mars est de 1,7 %… quand dépassera-t-il les 2 % ciblés par la BCE ? Le rapport d’avril dernier du IHS Markit sur le PMI (Purchase Manager Index) de la zone euro relève clairement ces tensions productives fortes, sur un fonds de reprise économique. Le rapport souligne également que le secteur manufacturier transfère activement la hausse des coûts sur les prix, et donc sur les consommateurs.

Le scénario que nous dessinons est donc un scénario pessimiste, qui réunira des pénuries nombreuses sur les produits et une inflation ranimée. Cette conjonction aura tendance à s’inscrire dans la durée, les opérateurs en place tirant parti de ces pénuries et n’ayant aucun intérêt, du fait des conséquences de l’inflation, de s’endetter et d’augmenter significativement leur potentiel productif.

Les entreprises doivent prendre en compte ce changement de modèle, pour revoir leur management des opérations et leurs stratégies, dans un monde où le principal frein au développement de l’activité sera la pénurie de certains facteurs de production, et pas la demande.

Auteurs

  1. Professeur d’économie, ESSEC

  2. Professeur en management des opérations, ESSEC

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