Par le passé, divers travaux ont suggéré qu’une consommation modérée d’alcool aurait pu avoir un effet protecteur contre les maladies cardiovasculaires, comparativement à l’abstinence. Cet effet était supposé expliquer le célèbre « French paradox », qui intriguait les épidémiologistes depuis les années 1970 : pourquoi la mortalité par maladie coronarienne était-elle moins importante en France qu’au Royaume-Uni, alors qu’on y mangeait plus de graisses animales et qu’on y fumait autant ?
Longtemps discuté, cet effet protecteur est aujourd’hui battu en brèche. En 2016 déjà, une équipe de l’Université de Victoria (Canada) avait démontré l’absence d’effet bénéfique sur la mortalité d’une consommation modérée d’alcool. Ses auteurs révélaient notamment que la mortalité, toutes causes confondues, ne semblait pas réduite chez les consommateurs modérés par rapport à la mortalité de consommateurs excessifs.
2019, cette absence d’effet s’est vu à nouveau confirmée par une grande étude prospective chinoise publiée dans la prestigieuse revue The Lancet. Le rôle joué par l’alcool dans le célèbre « paradoxe français » semble bien avoir du plomb dans l’aile…
Le paradoxe français
En 1992, Serge Renaud et Michel de Lorgeril présentaient le « French paradox » dans The Lancet : une consommation journalière de 20 à 30 grammes d’éthanol (soit deux à trois verres standards) pouvait réduire le risque de maladie coronarienne de 40 %.
L’explication donnée alors par les deux auteurs était une baisse de la réactivité des plaquettes, une diminution de leur agrégation. Ils pointaient également l’importance de l’alimentation et plus particulièrement du régime méditerranéen (pain, fruits et légumes, fromage et vin).
Plusieurs autres hypothèses ont cependant été suggérées pour expliquer ce phénomène : plus faible consommation de lactose, moindre consommation d’acides gras trans. On peut légitimement supposer qu’un niveau de développement socio-économique et des modes de vie différents (moins de stress ?) ont aussi une influence.
Ce « French paradox » a fait couler beaucoup d’encre, et la controverse n’est pas terminée. Ainsi, en 2015, un article paru dans la revue la Presse médicale recommandait de boire 1 à 2 verres par jour (soit 10 à 20 grammes d’alcool). Il a entraîné une réponse cinglante, dans la même revue, sous la forme d’un article au titre évocateur : « Le vin : bon pour la santé… des producteurs, et seulement eux ! » ». On pouvait notamment y lire
« La recommandation “1 à 2 verres par jour” est médicalement dangereuse. Si des doses faibles ou modérées d’alcool ont un effet protecteur coronaire, celui-ci ne serait que très faible et faudrait-il encore être exposé au risque, ce qui n’est pas le cas des jeunes et des femmes avant 50 ans ».
Alors, qui croire ? Pour le savoir, il faut avant tout faire le point sur les conséquences de la consommation d’alcool.
Mortalité liée à l’alcool : la courbe en « J »
En France, on dénombre chaque année 41 000 décès attribuables à l’alcool : 30 000 hommes (soit 11 % de la mortalité des adultes de 15 ans et plus) et 11 000 femmes (soit 4 % de la mortalité des adultes de 15 ans et plus). Les causes de cette mortalité sont multiples : outre les maladies cardio-vasculaires, l’alcool entraîne cancers (foie, colon-rectum, sein, voies aérodigestives supérieures), cirrhose du foie, pancréatite, diabète, épilepsie, accidents et suicides…
Et nul besoin de consommer excessivement pour s’exposer au risque, puisqu’on sait aujourd’hui que pour les cancers et l’épilepsie, pour la cirrhose du foie et la pancréatite, ainsi que pour de nombreuses maladies cardio-vasculaires, il existe une relation effet-dose dès le premier verre d’alcool.
Les choses sont un peu différentes pour les décès par accidents vasculaires cérébraux ischémiques (AVC) et par cardiopathies ischémiques : le risque relatif de décès est moins élevé chez les buveurs « modérés » d’alcool que chez les abstinents et les buveurs « excessifs ». On parle alors de « courbe en J » (ou de courbe « en U »).
Le risque de survenue d’un infarctus du myocarde suit également une telle courbe. C’est une des raisons qui poussent certains à continuer à faire la promotion de l’alcool, et du vin en particulier, sur le mode « consommé modérément le vin, c’est bon pour le cœur ». Mais ce raccourci est problématique, car la courbe en J reflète en effet une tendance globale, valable à l’échelle d’une population donnée. Les conséquences de la consommation d’alcool pour un individu particulier peuvent être sensiblement différentes, car chacun peut présenter ou non d’autres facteurs de risque et/ou de protection.
Autre argument souvent entendu : le vin n’a pas les mêmes effets que les autres alcools. À ce sujet, il faut signaler que, si de nombreuses études se sont intéressées à l’incidence éventuelle du type de boisson (vin, bière, etc.) sur la mortalité cardio-vasculaire, rien de probant n’en est sorti. Aucune étude n’a été en mesure de démontrer de différence entre les conséquences de la consommation de vin et de bière par exemple.
Quant à la modération, elle n’apporte pas non plus d’effet bénéfique en terme de mortalité, comme le démontrent des travaux récents. À condition de prendre garde aux biais méthodologiques…
Mortalité : pas d’effet bénéfique des consommations modérées
En 2006, une méta-analyse (analyse de travaux scientifiques déjà publiés), révélait que de nombreux travaux sur les effets de l’alcool comportaient un important biais méthodologique : souvent, le groupe de référence utilisé (celui des « abstinents ») incluait en fait des individus consommant de l’alcool occasionnellement, ainsi que d’anciens buveurs.
En excluant de telles études pour ne garder que celles jugées exemptes de ce biais, les auteurs concluaient qu’aucune protection significative en terme de maladies cardiovasculaires ne pouvait être décelée. À l’époque, ils déclaraient que :
« La protection cardiaque offerte par l’alcool pourrait avoir été surestimée. Les estimations de la mortalité due à une consommation excessive d’alcool peuvent également être plus élevées que les estimations antérieures. »
Dix ans plus tard, ces mêmes auteurs ont publié une autre méta-analyse, visant à explorer l’association entre la consommation d’alcool et le risque de décès « toutes causes ». Leurs résultats sont sans appel : les buveurs modérés (1,3 à 24,9 g d’alcool par jour) perdent tout avantage de santé par rapport aux abstinents. On est donc très loin des effets supposés du « French paradox ».
Autre résultat important à souligner : la courbe en J n’est pas retrouvée lorsqu’on prend en compte les faux-abstinents et les facteurs de confusion qui peuvent interférer avec les résultats (âge, sexe, tabagisme, nombre d’années de suivi).
Une étude sur plus de 500 000 personnes
Début avril 2019, un nouveau clou a été planté dans le cercueil des effets bénéfiques d’une consommation modérée d’alcool sur la mortalité, avec la publication d’une étude prospective chinoise d’ampleur. Cette dernière a suivi, pendant près de 10 ans, l’évolution de la santé de 512 715 adultes vivant dans 10 régions de Chine, en prenant en compte leur consommation d’alcool et d’autres caractéristiques.
Les auteurs ont voulu déterminer si les effets cardiovasculaires rapportés par les précédentes études étaient effectivement dus à une absorption modérée d’alcool. Dans les faits, cette relation de causalité est difficile à établir, car de nombreux facteurs autres que la consommation d’alcool influent sur le risque de survenue de maladies : tabagisme, alimentation, sédentarité…
Par ailleurs, il faut se méfier des causalités inversées : des personnes en mauvaise santé limiteront leur consommation d’alcool, alors que des personnes en bonne santé feront moins attention. Mais cela ne signifie pas que s’abstenir de consommer de l’alcool détériore la santé…
Pour tenter de faire la part des choses, deux approches ont été employées. L’une était basée sur l’épidémiologie conventionnelle : la consommation d’alcool était estimée par questionnaire, les participants déclarant eux-mêmes les quantités ingérées. L’autre s’appuyait sur une particularité génétique.
En effet, de nombreux individus d’origine asiatique sont porteurs de mutations entraînant la déficience d’une enzyme impliquée dans l’élimination de l’alcool. Chez eux, l’absorption d’alcool se traduit par un afflux de sang facial (« flush syndrome ») et des symptômes désagréables (maux de tête, hypotension, tachycardie…). Leur consommation est de facto modérée. Donc en connaissant leur profil génétique, on peut prédire leur consommation.
Absence d’effet confirmée
Les résultats révèlent que la tension artérielle et le risque d’accident vasculaire cérébral augmentent de concert avec l’augmentation de la consommation d’alcool. Pour les AVC et les hémorragies intracérébrales, la consommation moyenne d’alcool prédite par le génotype est associée au risque de maladie de manière continue. les affirmations antérieures selon lesquelles une ou deux consommations par jour pourraient protéger contre les accidents vasculaires cérébraux sont donc fausses.
Pour les infarctus du myocarde, la situation est à nouveau un peu différente, puisque la consommation moyenne d’alcool prédite par le génotype n’est pas associée significativement au risque de maladie.
Ladite consommation semble avoir un petit effet net positif sur le risque d’infarctus du myocarde, lié peut-être, selon les auteurs, à une augmentation du HDL-cholestérol (un effet constaté chez les personnes dont l’alcoolisation est chronique). Cependant, comme l’ont souligné Alain Braillon et Gérard Dubois dans La Presse Médicale, s’il existe un effet protecteur coronaire, il n’est que très faible et ne concerne pas tout le monde.
En définitive, il est surtout important de rappeler qu’il n’existe pas de consommation d’alcool « sans risque », comme l’avait montré une autre méta-analyse parue l’an dernier dans The Lancet. Mieux vaut donc plutôt parler de consommation d’alcool « à moindre risque ». Et relire les recommandations de Santé publique France, plus strictes que celles de l’OMS.