De Daft Punk au rappeur marseillais Jul, qui a émergé bien plus tard, nombre de groupes et de musiciens emblématiques ont puisé dans les outils numériques pour réinventer la production musicale. Il faut dire que ces outils se sont démocratisés à la vitesse grand V dans les années 2000, décennie au cours de laquelle l’avènement d’Internet a facilité l’échange d’informations de nature diverse (texte, images, son) avec le monde entier. Le rapport à la musique des mélomanes âgés aujourd’hui de 30 à 45 ans, appartenant à la génération dite Y, en fut bouleversé.
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Durant la décennie précédente, d’autre évolutions majeures avaient eu lieu. Citons le disque compact (1982), permettant une fidélité de restitution du son enregistré supérieure aux disques vinyles ou cassettes audio, ou encore le synthétiseur Yamaha DX7 (1983), s’appuyant sur la puissance de calcul des nouvelles puces numériques pour autoriser une nouvelle forme de synthèse par modulation de fréquence. On peut également mentionner la norme MIDI (1983) faisant communiquer les instruments électroniques entre eux et (surtout) avec des ordinateurs personnels, et l’échantillonneur Akai MPC 60 (1988), facilitant considérablement l’usage de fragments musicaux pour susciter de nouvelles œuvres.
Avec le numérique, créer de la musique depuis chez soi
Ces technologies ont permis de renouveler, en premier lieu, le hip-hop et la musique électronique, et plus largement, l’ensemble des musiques populaires.
L’art des DJ s’était alors déplacé de l’usage des platines (analogiques) à celui de l’échantillonneur (ou sampleur), que le philosophe Ulf Poschardt, l’un des premiers à étudier sérieusement la « culture DJ », qualifie de « caisse de disques numérique ».
Le sampling s’était alors imposé, progressivement et non sans heurts, dans le paysage musical. Déclinaison technologique d’une longue tradition de l’emprunt musical, il consiste à créer de nouvelles œuvres à partir de fragments de musique enregistrée.
Lorsque la génération née dans les années 1980 se met à créer sa propre musique, elle dispose de ce nouvel environnement technologique. L’ordinateur personnel des années 2000 est devenu individuel, portable et plus puissant.
Il peut désormais intégrer tous les outils nécessaires à la création musicale. Les stations audionumériques, logiciels spécialisés en création musicale, permettent d’enregistrer, d’arranger, de jouer des instruments virtuels, d’appliquer des effets, de mixer et masteriser.
Il devient possible de réaliser chez soi toutes les étapes de la production d’une œuvre musicale enregistrée, quel qu’en soit le style, pour un coût et avec des compétences limitées – une entreprise jusque-là impossible ou très compliquée sans l’appui d’une maison de disques.
Usage détourné d’Auto-Tune
Le logiciel Auto-Tune, un effet virtuel destiné à être utilisé sur ces stations audionumérique, est l’un marqueurs sonores les plus caractéristiques de la musique des années 2000 et 2010. Commercialisé à partir de 1997 par Antares, Auto-Tune fut conçu à l’origine pour corriger discrètement les imperfections d’intonation vocale : en somme, il permet de chanter (plus) juste.
Comment habiter ce monde en crise, comment s’y définir, s’y engager, y faire famille ou société ? Notre nouvelle série « Le monde qui vient » explore les aspirations et les interrogations de ceux que l’on appelle parfois les millennials. Cette génération, devenue adulte au tournant du XXI siècle, compose avec un monde surconnecté, plus mobile, plus fluide mais aussi plus instable.
Cette fonctionnalité s’est rapidement généralisée dans les studios professionnels, contribuant à accroître l’intolérance à la moindre fausseté au risque d’aseptiser – encore davantage – la pop mainstream.
Mais Auto-Tune marque surtout son époque par un usage détourné, expérimenté d’abord par Cher dans quelques passages de sa chanson « Believe », puis par les Daft Punk sur l’intégralité de leur tube « One More Time », sorti fin 2000 et enfin par le rappeur américain T-Pain qui en a fait sa signature vocale et a contribué à populariser ce procédé.
En exagérant l’effet, ces artistes ont obtenu (et assumé) une déformation sonore typiquement numérique qui donne à la voix un son robotique comparable à celui d’un vocodeur (un instrument de synthèse vocale utilisé notamment par Kraftwerk ou les Daft Punk). Cette sonorité typique s’est généralisée, non sans controverse, jusqu’à devenir une norme dans le rap et la pop urbaine des années 2010.
Génération nostalgique ?
Mis à part l’Auto-Tune, les premiers sampleurs et les synthétiseurs à modulation de fréquence, peu d’outils musicaux numériques ont un son spécifique, révélateur de leur nature.
Une large part des applications du numérique consiste plutôt à « modéliser » ou « émuler », c’est-à-dire à imiter le son, l’interface et le comportement de machines classiques, souvent analogiques.
Un instrument comme le Clavia Nordstage, très répandu sur les scènes professionnelles des années 2000-2010, illustre bien ce paradoxe : sa conception numérique alliant modélisation et échantillonnage lui permet de jouer tous les sons « classiques » de la musique populaire des années 1950 à 1990, des orgues Hammond aux pianos Fender Rhodes en passant par les synthétiseurs Moog, ainsi que quantité d’autres instruments électroniques ou acoustiques mis à disposition des utilisateurs dans une bibliothèque en ligne.
Dans Retromania, l’influent critique britannique Simon Reynolds regrette que les années deux mille, si longtemps demeurées le symbole de l’horizon futuriste, ne soient au final qu’une synthèse de « toutes les décennies précédentes à la fois ».
Le retour en grâce du disque vinyle et, dans une moindre mesure, de la cassette audio, illustrent bien cette nostalgie. En dénonçant l’« anarchivage », un archivage anarchique et systématique permis par des outils de stockage et de consultation en ligne comme YouTube, Reynolds met le doigt sur une autre caractéristique de la génération née dans les années 1980 : elle a grandi avec toutes les références musicales possibles à sa disposition, sur des CD-rom gravés, des disques durs puis directement en streaming.
La facilité d’accès et de manipulation de ces multiples fichiers musicaux a mené à un paroxysme de la culture de l’emprunt : le sampling et les remixes se sont généralisés, juxtaposant des sources toujours plus hétéroclites et improbables. Citons par exemple le goût inattendu de certains rappeurs pour Charles Aznavour, qui a été abondamment samplé !
De nouveaux instruments à interface percussive sont inventés : composés de nombreux pads jouables au doigt, ils sont couplés à un ordinateur pour « jouer » des fragments sonores comme on jouerait des notes sur un piano.
Une nouvelle économie de la musique
La génération Y a contribué à un ébranlement majeur de l’économie de la musique : la chute vertigineuse des ventes de disques entre 1999 et 2012. Les fondements de cette crise sont directement liés à la révolution numérique.
Le format de compression MP3, inventé en 1993, qui permet de réduire considérablement la taille des fichiers musicaux, le succès de Napster, l’un des premiers services de partage de fichiers de pair à pair (peer-to-peer) à partir de 1999, et la démocratisation de l’informatique personnelle et des connexions Internet à haut débit à la fin des années 1990, ont permis conjointement de généraliser le partage gratuit, incontrôlé et illégal de fichiers musicaux à grande échelle.
Cette génération a connu la joie de pouvoir découvrir n’importe quelle musique gratuitement après quelques minutes de téléchargement, de transporter partout l’équivalent d’une discothèque entière sur un iPod ou autre lecteur MP3 de quelques centimètres – rendus obsolètes par les smartphones et le streaming –, d’archiver frénétiquement des centaines d’albums – parfois jamais écoutés – sur des CD gravés ou des disques durs.
Elle a vu également se multiplier les messages moralisateurs des pouvoirs publics et de l’industrie musicale dénonçant sans grands effets les affres du piratage. Malgré le semblant de compensation apporté par les faibles revenus du téléchargement légal puis des services de streaming par abonnement,le marché de la musique enregistrée a perdu plus de 40 % de sa valeur au cours des années 2000.
Il s’est opéré de ce fait une inversion des pôles de l’industrie musicale. Jusqu’aux années 2000, les tournées de concerts étaient envisagées comme une forme de promotion du disque, véritable produit vendu par les artistes. Désormais, c’est la musique enregistrée, peu rentable, qui sert de produit d’appel au spectacle vivant, plus rémunérateur.
Au cours des dernières années, les entreprises exploitant le spectacle vivant musical ont acquis un pouvoir économique considérable, à l’instar du leader du marché Live Nation. Et pour cause : ce sont à la fois le nombre de places vendues (+10 %), leur prix (+5 %), et le chiffre d’affaires global des tournées de concert (+16 %) qui ont progressé rapidement au cours des années 2010, au point de représenter 80 % des revenus des 50 artistes les mieux rémunérés (les chiffres donnés concernent uniquement l’année 2017).
Ainsi, cette année encore, la tournée de Taylor Swift a battu des records économiques historiques et les ventes de places pour les concerts français de Beyoncé ont été soldées en quelques minutes.
Toujours sur le plan économique, la révolution numérique a favorisé l’émergence de l’artiste-entrepreneur. Les progrès de l’informatique musicale ont permis à de nombreux musiciens des années 2000 et 2010 de produire leur musique en toute indépendance financière et artistique, mais aussi de se faire connaître et d’interagir avec le public directement sur Internet via de nombreuses plates-formes en ligne généralistes (MySpace, puis Facebook, Instagram, TikTok) ou plus spécialisées (SoundCloud, Bandcamp), de réaliser leurs projets les plus coûteux grâce au financement participatif, et de diffuser et vendre internationalement leur musique enregistrée en streaming ou en vente par correspondance. C’est par exemple ce qu’a fait Radiohead, proposant une participation libre pour son album In Rainbows, en 2007. De nombreux artistes moins célèbres leur ont emboîté le pas.
Pour résumer, le rapport à la musique de la génération Y aura été marqué, comme bien d’autres aspects de leurs vies d’adultes, par le bouleversement de la révolution numérique.
Les technologies numériques ont engendré une révolution d’usage, plus que réellement esthétique : l’accessibilité facilitée à la quasi-intégralité de la matière sonore préexistante.
Alors que la critique guettait une révolution musicale comparable à celles du rock’n’roll et de la culture DJ dans les générations précédentes, les années 2000 ont créé la surprise en se tournant vers le passé, ou plutôt vers des passés mêlés, imbriqués et juxtaposés à l’outrance. Au paroxysme de la culture de l’emprunt, qui se décline visuellement dans les mèmes et les gifs des réseaux sociaux, c’est l’idée même de la modernité, une certaine conception de l’auteur unique et identifié, qui est mise à mal.
Dans le même temps, la création de musique enregistrée s’est libérée des contraintes économiques et démocratisée au point de devenir pour beaucoup un loisir. Elle a perdu au passage de sa valeur, une évolution qui a contribué à redessiner les contours de la filière musicale, recentrée sur le spectacle vivant.