Le bleu symbolique, partagé par les premiers réseaux sociaux, cède rapidement sa place au X noir du dark web lorsque la X Corp., filiale de X Holdings Corp. et détenue par Elon Musk, prend le contrôle de Twitter. Dans la foulée, le milliardaire annonce la restauration de 62 000 comptes préalablement suspendus, y compris, ce qui fera les gros titres, de celui de Donald Trump.
De fait, le magnat de la technologie énonce clairement son dessein : métamorphoser Twitter en une plate-forme où la liberté de parole se rapprocherait de l’absolu. Il se place ainsi en rupture radicale avec les dispositifs de modération encouragés par le Congrès états-unien pour tenter de contenir les discours haineux et de contrer l’épidémie de désinformation.
Cette nouvelle orientation engendre des réactions polarisées aux États-Unis. Certains craignent une montée de l’extrémisme, en particulier des mouvements suprémacistes, en raison de la possibilité de voir se propager et normaliser des contenus à caractère raciste et antisémite. Parallèlement, de nombreuses voix s’élèvent sur Twitter pour réclamer le rétablissement des comptes de leaders nationalistes blancs qui aspirent à retrouver leur place sur la plate-forme, appels manifestés par des interpellations directes faites à Musk.
Un peu plus d’un an plus tard, alors que, à l’occasion de l’anniversaire de son rachat, Musk a retweeté son message initial en l’agrémentant du mot « Freedom », quelle est la situation effective des comptes nationalistes blancs sur le réseau social, et quelles sont les implications prévisibles pour l’évolution de l’extrémisme dans le discours public ?
La suspension persistante des leaders nationalistes blancs
Les équipes de X ont procédé à une première vague de restaurations des comptes suspendus à partir de novembre 2022.
Parmi les comptes dont le retour était le plus craint se trouvent ceux de leaders nationalistes blancs suspendus de 2017 à 2021, lors de vagues de déplatforming consécutives aux événements de Charlottesville puis à l’assaut du Capitole.
Avaient alors été suspendus les comptes de personnalités notoires comme la figure emblématique du Ku Klux Klan, David Duke. La mesure avait également concerné des individus moins médiatisés mais tout aussi importants, tels le théoricien du « réalisme racial » Jared Taylor, fondateur du site suprémaciste blanc American Renaissance, ou encore Greg Johnson, éditeur du magazine nationaliste blanc Counter-Currents.
Contre toute attente, même avec l’arrivée de Musk, ces comptes sont demeurés inaccessibles. Ayant en commun la promotion organisée d’un État racial aux États-Unis, basé sur une identité blanche homogène, leurs contenus sont restés en contradiction avec les nouvelles règles de sécurité de la plate-forme X, qui interdisent les associations avec les entités violentes ou haineuses. D’autres comptes clés ont ainsi été désactivés par les équipes d’Elon Musk, comme celui du psychologue antisémite et nationaliste blanc Kevin MacDonald en avril 2023.
Si l’absence persistante de ces leaders prive un mouvement fragmenté de points de convergence idéologique, cela ne signifie pas pour autant que le racialisme anti-démocratique est absent de la plate-forme. De nombreux comptes de personnalités secondaires, déjà présents sur Twitter, sont parvenus à passer entre les mailles du filet des nouvelles règles de X et à exploiter la situation pour s’établir comme les nouvelles voix à suivre.
En outre, X a procédé à une deuxième vague de restaurations en janvier 2023. Sans rétablir les théoriciens du racialisme, des groupes que l’on peut qualifier d’adjacents au nationalisme blanc tels que les Groypers de Nick Fuentes ont ainsi tenté de réinvestir la plate-forme.
Le dark web intellectuel ou l’authentique X de droite
Le Twitter de Musk tend à ouvrir ses portes à une ligne essentialisante de l’Intellectual dark web, ensemble hétéroclite de personnalités médiatiques revendiquant leurs qualifications académiques pour se définir comme penseurs. Leur idéologie commune s’appuie néanmoins sur une conception biologique des genres, cristallisant des rôles traditionalistes qui confinent l’homme à une puissance masculine productive, tout en assignant à la femme une féminité délicate et protectrice du foyer.
Le compte de l’influenceur Stefan Molyneux, qui a fait partie de la mouvance alt-right, est l’un de ceux qui ont été rétablis dès novembre 2022. Suivi par plusieurs centaines de milliers d’abonnés, il est connu pour ses prises de position libertariennes au sein des sphères de la « manosphère ». Cette manosphère est une version particulièrement réactionnaire du masculinisme, largement caractérisée par une hostilité militante à l’encontre de tout ce qui relève, aux yeux de ses membres, du wokisme. Cette tendance idéologique a été confortée par la réactivation des comptes de Jordan B. Peterson et de James Lindsay, deux figures controversées de ce mouvement.
La manosphère tend en outre à servir de porte d’entrée à d’autres groupes adjacents au nationalisme blanc. La synthèse identitaire est incarnée par le retour sur X de Bronze Age Pervert – dit « BAP » par ses followers – pseudonyme provocateur du philosophe roumano-américain Costin Alamariu. Son marketing repose sur une hiérarchie sexuelle explicite dominée par des mâles alpha amateurs de séductions éphémères. Il y rajoute également l’ambiguïté d’amitiés viriles marquées par une esthétique guerrière.
Depuis le feu vert offert par Elon Musk, le contenu proposé par « BAP » rencontre un public croissant qui dépasse désormais les 130 000 fidèles, soit une augmentation de deux tiers en un an. Sa présence a permis de rendre sa structure pyramidale à un mouvement qui se désigne couramment comme l’authentique Twitter de Droite (Right-Wing Twitter). Elle favorise en outre un glissement du libertarianisme anti-woke vers le néofascisme.
En effet, BAP n’est pas si différent des comptes nationalistes blancs pourtant inaccessibles sur X. Promoteur décomplexé d’un projet antidémocratique, il souscrit à une philosophie néo-nietzschéenne qui oppose sa notion élitiste de la fraternité à des groupes ethniques qu’il décrit comme de simples « ferments ». Les rapports sociaux sont essentialisés à leur paroxysme : ils ne sont plus euphémisés, mais sublimés par l’illusion d’appartenir à une communauté basée sur la célébration d’une force qui se réalise dans la seule domination d’autrui.
Vers une même cohérence politique masculiniste anti-woke, la mouvance NatCon
Il peut de prime abord sembler paradoxal de refuser, comme le fait actuellement Twitter-X, la présence de comptes explicitement racialistes ou antisémites tout en admettant la présence et la croissance d’un réseau néofasciste adjacent. Plusieurs explications sont envisageables.
D’un point de vue sémiotique, cette faction de la droite extrême a développé ses propres codes de langage qui lui permettent de contourner les algorithmes de recommandation. Au niveau thématique, les discours masculinistes, qui se positionnent contre les théories du genre, semblent rencontrer les faveurs d’Elon Musk. Celui-ci a en effet exprimé sans détour son opposition au « virus woke » quand il a rétabli le compte satirique Babylon Bee. Enfin, les influenceurs de la droite extrême réadmis sur la plate-forme répondent à une cohérence idéologique qui tend à étayer un projet politique convergent.
En effet, ces acteurs gravitent autour de la mouvance NatCon, un conservatisme nationaliste rassemblant diverses branches politiques illibérales, sous la houlette de Yoram Hazony. Alors qu’il ne peut être catégorisé comme conservateur nationaliste, BAP a bénéficié dès 2019 du relais du Claremont Institute, un think tank étroitement associé au réseau NatCon, pour la promotion de son ouvrage _Bronze Age Mindset_.
Cette inclusion dans une organisation clé du conservatisme national établit un lien vers le libertaire Peter Thiel, fondateur de Palantir, co-fondateur de Paypal et ancien associé d’Elon Musk, devenu l’un des principaux influenceurs du mouvement. La relation entre un magnat de la Silicon Valley et un philosophe masculiniste peut sembler ténue. Pourtant, Thiel est un important donateur du Parti républicain et n’a jamais caché son adhésion à une idéologie antidémocratique proche de la pensée néo-réactionnaire de Curtis Yarvin. Bénéficiant d’importants soutiens, le BAPtisme se situe à l’extrême du continuum promouvant une « Nouvelle Droite ». Cette New Right est une actualisation de la faction non racialiste de l’alt-right qui tente de gagner en prépondérance en utilisant la plate-forme X.
La question du nationalisme blanc peut donc se poser en termes stratégiques. Malgré une proximité idéologique, le refus des organisateurs des conférences NatCon d’accepter la présence des leaders du mouvement est justifié par le souci de ne pas voir leur image liée à une mouvance aussi ouvertement extrême. L’association avec ce qui est étiqueté « nationalisme blanc » est considérée comme dommageable à l’attraction d’une audience large et diversifiée. La mise en scène de son rejet permet au contraire de rassurer et de renforcer la respectabilité du NatCon.
Dans les salles de conférence comme sur X, le NatCon semble avoir entrepris de reconstruire un mouvement sur la base de nouveaux codes et de nouvelles figures. Ce sont ces choix qui détermineront si le projet antidémocratique peut être perçu comme acceptable par le plus grand nombre. Et si l’extrémisme masculiniste peut devenir la norme politique du Parti républicain. En 2022 déjà, le républicain Blake Masters, candidat malheureux à la fonction de Sénateur de l’Arizona, a su rassembler le soutien de la droite dure grâce à un programme à la fois traditionaliste et protectionniste.
L’oiseau Twitter est peut-être libéré, mais le X se montre sélectif. Un an après la prise de contrôle du réseau social par Elon Musk, il apparaît que les craintes sur la montée en puissance du nationalisme blanc ont plus que jamais besoin d’être contextualisées et rationalisées. L’étude des comptes influents effectivement actifs montre que les termes du débat risquent de passer de l’alt-right à la New Right. À l’approche des élections de 2024, ce cadre sera d’une grande importance pour analyser la résurgence de toutes les formes de suprémacisme aux États-Unis.