Il s’avère que « Monsieur Tan », comme on l’appellera plus tard, comprend parfaitement ce qu’on lui dit, mais il lui est impossible de répondre par un autre mot que « tan », qu’il répète inlassablement. Après son décès, Broca a découvert la raison de cette perte de production de la parole : une lésion du cerveau frontal gauche.
Depuis cette découverte, « l’aire de Broca » est entrée dans l’histoire comme l’aire de la production de la parole. Et plus récemment, la fonction de cette région a été affinée et inclut désormais d’autres propriétés comme la sémantique, la planification motrice dans le geste ou encore la syntaxe. La syntaxe concerne les règles grammaticales qui structurent une phrase, mais aussi la syntaxe dite « motrice » à savoir toute séquence d’actions emboîtées, comme les gestes, l’utilisation et la fabrication d’outils ou conduire une voiture par exemple. Pour toutes ces actions, votre aire de Broca est activée !
De telles fonctions motrices au cœur de cette zone clé du langage interrogent. Ne constituent-elles pas des traces de notre ancien système de communication hérités de nos ancêtres ?
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Une origine gestuelle du langage ?
Répondre à cette question évolutive n’est pas aisé. Même si les tissus mous comme le cerveau ne se fossilisent pas, il est possible de spéculer sur les fonctions cognitives de nos ancêtres en s’appuyant, comme le font les paléoanthropologues, sur les traces archéologiques qu’ils ont laissées incluant les fossiles de leurs ossements, notamment ceux de leur crâne (à l’intérieur duquel leur cerveau a laissé de précieuses empreintes), leurs outils et autres créations. Une autre approche complémentaire, prisée par nous primatologues, consiste à s’appuyer sur l’étude de nos cousins primates. Nous partageons, en effet, avec eux des ancêtres communs relativement récents dans l’histoire de l’évolution. Imaginez que l’on découvre des points communs, on pourrait reconstruire ainsi les traits cognitifs hérités de ces fameux ancêtres communs.
Les mystères de l’origine de notre langage se cachent-ils derrière les yeux de ce babouin ? Yannick Becker et Adrien Meguerditchian, Fourni par l’auteur
Dans cette approche dite « comparative » entre espèces, des chercheurs ont découvert que la communication gestuelle des singes partageait certains traits intéressants avec le langage. Par exemple, les singes produisent des gestes qui répondent tout à fait aux critères de ce qu’on appelle « la communication intentionnelle », propriété centrale dans le développement du langage chez l’enfant préverbal. En effet, si le singe qui frappe la main au sol pour menacer un congénère, ne reçoit pas la réponse attendue, il a tendance à répéter son signal voire le faire varier (écarquiller les yeux, hausser les sourcils, secouer la tête, sauter à pieds joints…) comme un professeur qui va reformuler un énoncé pour mieux se faire comprendre.
Dans notre équipe, nous étudions de près ce comportement depuis des années auprès d’une centaine de babouins de tous âges vivant en groupes sociaux à la station de Primatologie CNRS près d’Aix-en-Provence. Nous avons découvert que la majorité des babouins (Papio anubis) utilisent préférentiellement leur main droite quand ils communiquent avec les mains et ce, dans des proportions plus importantes que lorsqu’ils manipulent des objets.
En d’autres termes, nous avons décrit non seulement que les babouins pouvaient être droitiers ou gauchers pour des tâches de manipulations complexes d’objet, mais aussi que communiquer avec les mains faisait changer ces préférences manuelles, surtout en faveur de la main droite.
Cette découverte nous a mis sur une piste intéressante : puisque la main droite est contrôlée par l’hémisphère gauche, et que le langage mobilise également l’hémisphère gauche, la communication gestuelle des singes mobilise-t-elle la même spécialisation hémisphérique que le langage humain ? Est-ce dans des structures cérébrales similaires, notamment la fameuse aire de Broca ?
Pour explorer cette thèse audacieuse, il nous manquait une pièce essentielle au puzzle : le cerveau. Seulement voilà : le cerveau est l’organe le plus protégé d’un organisme.
L’IRM c’est aussi pour les singes
Heureusement, grâce à la démocratisation des techniques non invasives d’imagerie cérébrale par résonance magnétique (IRM), qui a même touché notre labo de psychologie, nous nous sommes pris à rêver. Non pas de mettre un babouin volontaire dans le tube étroit et bruyant d’une IRM, et encore moins de lui demander de ne pas bouger d’un pouce pour produire des gestes de pointage sur commande – nous aurions eu du mal à trouver des volontaires. Mais plutôt de prendre des images cérébrales anatomiques auprès de singes endormis pour l’occasion, telle une photographie en 3D de leur cerveau.
L’idée est d’étudier, non pas l’activation cérébrale en situation de communication, mais la morphologie des structures cérébrales homologues du langage, notamment celle de l’aire de Broca, afin de la comparer à celle des humains. Et c’est ainsi que chaque semaine, nous quittions le chant des cigales de la campagne pour nous rendre dans le centre d’IRM à Marseille en compagnie de nos chers babouins. Après avoir tiré le portrait de leur cerveau et nous être assurés qu’ils allaient bien au réveil une fois sortis de la machine, nous nous empressions de les ramener à la station de primatologie pour qu’ils retrouvent leurs congénères dans leur groupe social. Et c’est avec impatience que nous avons dévoilé sur ordinateur une à une de ces images cérébrales collectées auprès de 50 babouins pour les analyser et tenter de délimiter la taille de la zone homologue de l’aire Broca.
L’équivalent de cette zone cérébrale chez le singe est visible en suivant la démarcation naturelle d’un des plissements, qu’on appelle le sillon arqué, situé dans la partie frontale du cerveau. Grâce à un logiciel, nous avons pu extraire et représenter ce sillon en 3D dans chacun des deux hémisphères – tel du ciment versé dans un moule – pour mesurer ses dimensions sous toutes les coutures, notamment la profondeur de la portion du sillon représentant la bordure de l’aire de Broca. Pour chaque babouin, nous avons ainsi pu quantifier les différences de cette bordure entre les deux hémisphères afin de déterminer les asymétries cérébrales de l’aire de Broca. Nous avons ensuite comparé ces mesures entre deux groupes de babouins : les babouins préférant communiquer avec leur main droite et ceux préférant communiquer avec leur main gauche.
Des similarités entre les cerveaux du singe et de l’humain
Chez les 28 babouins qui préfèrent communiquer avec leur main droite (en bleu sur le graph), il s’est avéré que la bordure de leur aire de Broca (colorié en rouge sur la figure) était plus profonde dans l’hémisphère gauche que celle des 22 babouins préférant leur main gauche (en orange sur le graph), et vice versa.
En revanche, lorsqu’un babouin manipule des objets sans but communicatif (par exemple lorsqu’il cherche à retirer une friandise d’un tube), sa préférence manuelle n’est pas liée à cette asymétrie cérébrale. Ainsi seuls les gestes communicatifs sont associés à la zone homologue de l’aire de Broca !
Cette découverte chez le babouin suggère que des régions pourtant clés du langage humain pourraient être spécialisées dans la communication gestuelle chez les singes !
Nous formulons l’hypothèse que le langage et son organisation cérébrale asymétrique pourraient avoir été hérités du système de communication gestuelle de nos lointains ancêtres partagés avec les babouins et précéder ainsi l’origine de la parole. Ce système remonterait ainsi, non pas à l’émergence des hominidés, mais plutôt à l’ancêtre commun beaucoup plus ancien des singes de l’Ancien Monde et des humains, il y a 25-35 millions d’années.
Mais de multiples questions se posent alors : qu’en est-il des autres régions du cerveau impliquées dans le langage humain ? À partir de quel âge les babouins développent-ils une telle connexion cerveau-geste ? Est-ce une organisation précoce du cerveau qui entraîne le développement des gestes ou l’émergence de la communication gestuelle qui affecte la spécialisation hémisphérique du cerveau ?
Pour tenter de répondre à ces questions, nous avons démarré un nouveau projet consistant à suivre le développement des comportements gestuels des babouins depuis leur naissance au sein de leur groupe social, tout en recueillant régulièrement des images de leur cerveau en développement. Nous vous en dirons bientôt davantage.