Sans prétendre résumer l’ensemble de ces analyses, il est utile à ce stade de s’arrêter sur trois interrogations qui nourrissent la réflexion : l’impatience grandissante manifestée par Xi Jinping va-t-elle se trouver modérée ou encouragée par le « passage à l’acte » inattendu de Poutine ? Que change l’expérience ukrainienne de ces quatre derniers mois à la posture états-unienne d’« ambiguïté stratégique » ? Enfin, les nouvelles formes de « guerre asymétrique » observées lors de ce conflit sont-elles de bon augure pour la capacité de résistance de Taïwan, voire pour les chances d’un succès américain en cas de confrontation directe avec la République populaire de Chine ?
Le risque de l’occurrence de la guerre
Force est de constater que, gouvernement et services de renseignements états-uniens mis à part, la décision de Poutine de « passer à l’acte » a surpris les observateurs et la plupart des gouvernements étrangers, tant la balance des risques et des avantages paraissait défavorable au Kremlin. Faut-il y voir un précédent qui annoncerait une semblable initiative chinoise envers Taïwan, comme se le demandait l’éminent sinologue Jean-Pierre Cabestan, pour qui :
« Un élément assez inquiétant est le fait que, comme on le sait, nombreux étaient ceux qui refusaient de croire à une invasion de l’Ukraine par Vladimir Poutine. Or il a pris cette décision, de manière très verticale, sans que personne ne vienne sur son chemin. Xi Jinping aujourd’hui a quant à lui accumulé tellement de pouvoirs que l’on peut se demander s’il n’est pas dans la même situation. Gonflé par un nationalisme que l’on sait incandescent et soucieux de régler la question taïwanaise avant la génération suivante, Xi pourrait être aussi tenté de passer à l’acte, et ceci dans des délais assez brefs. »
Toutefois, en dépit d’un renforcement de son emprise personnelle sans précédent depuis Mao (malgré une légitimité parfois contestée), Xi Jinping ne pourrait pas prendre une telle décision sans l’accord des rouages organisationnels et politiques de cet État-parti. À titre d’exemple, rappelons que les Tiananmen Papers décrivent bien le méandre des consultations qui a conduit au choix de la stratégie répressive en juillet 1989.
En tout état de cause, avant d’envisager une décision aussi lourde de conséquences, la direction chinoise se doit de tirer les leçons de la guerre en Ukraine sur les plans politique et militaire.
Quel engagement américain ?
Le soutien américain à Taïwan est réputé s’inscrire dans une politique d’ambiguïté stratégique, excluant tout engagement formel. Cette posture vise à exercer une double dissuasion : il s’agit de dissuader la RPC d’entreprendre une réunification par la force, mais aussi de dissuader les autorités taiwanaises d’engager un processus d’indépendance formel, ce qui serait un casus belli avéré avec Pékin. Le souci sous-jacent est de ne pas voir se renouveler l’expérience de 1914, quand de grandes puissances ont été entraînées dans une guerre majeure par des décisions inconséquentes de leurs alliés.
La leçon de la guerre d’Ukraine sur ce point est elle-même ambiguë. L’expérience confirme certes que les États-Unis n’entrent pas en guerre pour un pays auquel ne les lie aucun engagement formel, ce qui ne peut manquer d’inquiéter à Taïwan. Toutefois, l’ampleur du soutien accordé par Washington à Kiev sur les plans militaire (à travers des livraisons d’armes et d’informations) et politico-économique (par l’ampleur du dispositif de sanctions) a dépassé toutes les anticipations. Dans le même temps, suivant l’avis de nombreux observateurs, le président Biden a reformulé le 23 mai dernier l’engagement américain envers Taïwan en des termes très clairs, conduisant à penser que les États-Unis s’impliqueraient encore plus significativement dans un conflit pour Taïwan que dans la guerre en Ukraine.
La Russie a échoué à isoler l’Ukraine de son arrière stratégique européen, ce qui a permis l’acheminement d’une aide importante en matériels et approvisionnement. De quels moyens les États-Unis disposeraient-ils pour apporter leur aide à Taïwan en cas de conflit ?
On se souvient que, durant la guerre du Vietnam, au moins jusqu’en 1972, les États-Unis avaient laissé ouvert l’accès du port d’Haiphong aux navires soviétiques ravitaillant le Nord-Vietnam en armements et fournitures diverses ; on voit mal la Chine opter pour une telle attitude en cas de guerre ouverte avec Taïwan.
La RPC laisserait-elle l’aviation américaine renouveler l’opération Nickel Grass qui a permis de livrer à Israël 22 300 tonnes d’armes, munitions et équipements qui ont seules permis la victoire de l’État hébreu dans la Guerre du Kippour en 1973 ?
Ces questionnements soulignent une double prise de risque : pour les États-Unis, celui de passer outre à un blocus de Taïwan que la Chine mettrait probablement en œuvre dans ces circonstances ; pour Pékin, celui d’ouvrir le feu sur des navires ou avions américains, encourant ainsi la lourde responsabilité d’initier l’engagement armé entre les deux grandes puissances.
À côté des incertitudes tenant à l’ampleur de l’engagement américain, de quelles leçons l’expérience de la guerre en Ukraine est-elle porteuse en matière de résistance de Taïwan ?
Les nouvelles formes de la guerre asymétrique, un atout pour Taïwan ?
Une leçon majeure se dégage des premiers mois de la guerre : appliquée avec résolution, l’adoption des tactiques et moyens de la guerre asymétrique permet à un petit pays de résister à l’agression d’une puissance bien supérieure, pourvu qu’il dispose de soutiens extérieurs résolus. Sans surprise, Taïwan a été invitée à s’inspirer de l’exemple ukrainien.
Au nombre des moyens d’une telle résistance figurent des missiles antichars et antiaériens puissants et très maniables, l’emploi généralisé de drones assurant aussi bien la surveillance du champ de bataille que des actions offensives, une bonne mobilité des forces éclairée par un système de renseignement bénéficiant de l’assistance américaine.
Justement, Taïwan est réputée avoir fait le constat que seule l’adoption d’une stratégie de guerre asymétrique lui offrait des perspectives de succès face à l’Armée nationale populaire. Toutefois, comme l’argumente un rapport de deux universitaires américains, la stratégie adoptée est loin de s’être traduite par des choix cohérents en matière d’armements et d’équipements : les commandes de sous-marins, de destroyers, de chars ou d’avions de chasse traduisent plutôt une continuité dans des modalités traditionnelles de défense.
Le redéploiement vers des systèmes défensifs plus discrets et plus mobiles, demandé par les États-Unis dans la perspective d’une stratégie de défense intégrée prônée par certains analystes, n’a été qu’amorcé, de même que la réorganisation et l’entraînement renforcé du corps de réservistes appelés à remplir le rôle joué en Ukraine par la Défense territoriale.
La guerre en Ukraine a mis en évidence l’importance de deux types d’armes : les missiles et, plus novateurs, les drones. L’effort de Taipei en matière de missiles est notable. Il reste toutefois modeste au regard des moyens dont dispose l’APL en la matière.
Répondre à cette asymétrie exige une concentration des efforts sur deux créneaux stratégiques : d’une part, les missiles air-sol, efficaces contre les avions ou missiles adverses, et capables de limiter l’efficacité des frappes chinoises sur les moyens de défense et de communication taiwanais ; et, d’autre part, les missiles antinavires, nécessaires en grand nombre pour dénier à la marine de l’APL la capacité d’opérer un débarquement sur les côtes de l’île. Là encore, l’annonce récente, présentée comme un succès, de nouveaux missiles capables de frapper les bases adverses en Chine continentale atteste d’une dispersion des moyens qui peut nuire à la satisfaction de ces priorités stratégiques.
Par leur coût limité, leur flexibilité et la discrétion de leur mise en œuvre, les drones apparaissent comme les instruments privilégiés d’une défense asymétrique. Alors que l’investissement consenti par l’Ukraine lui a assuré une franche supériorité sur l’armée russe dans ce domaine, l’effort taiwanais, tardif et limité, restera en tout état de cause bien modeste par rapport aux moyens de l’APL, qui s’appuient sur la première industrie mondiale en la matière.
La guerre d’Ukraine a surtout révélé l’importance de la volonté d’un peuple à se mobiliser pour défendre son indépendance et son territoire, au prix des plus grands sacrifices. Depuis des décennies que plane la menace chinoise, les observateurs ont régulièrement douté d’une volonté semblable de la population taiwanaise. Plus qu’une comparaison statique, l’expérience ukrainienne se manifestera en dynamique. Venant après la mise au pas de Hongkong, véritable enterrement des illusions sur le compromis de 1992 « un pays, deux systèmes », l’agression russe, de plus en plus approuvée par Pékin, apporte le choc nécessaire à un réveil de l’esprit de défense taiwanais.
Ce réveil doit se traduire par des décisions majeures en matière d’effort budgétaire global : sans doute convient-il d’augmenter la part de la Défense dans le budget, au-delà des 2 % du PIB péniblement atteints dernièrement, de mieux répartir ces moyens et d’améliorer la préparation militaire d’une jeunesse appelée à alimenter les unités de réservistes.
Cet esprit de résistance est particulièrement nécessaire pour crédibiliser le stade ultime de la défense asymétrique : la poursuite d’une action de guérilla qui contestera à une armée chinoise victorieusement débarquée la maîtrise du territoire de l’ile. Si sa crédibilité est avérée, cette perspective d’une résistance intérieure peut exercer un pouvoir dissuasif « en dernier ressort », en convainquant les autorités chinoises que même un débarquement réussi pourrait s’avérer n’être qu’une victoire à la Pyrrhus.
D’une guerre locale à une conflagration générale ?
L’expression de « guerre froide » entre le monde occidental et le front des autoritarismes sino-russe paraissait excessive. Nous en vivons pourtant aujourd’hui un « point chaud », comparable à la Guerre de Corée dans la précédente guerre froide. Ainsi réapparaît le risque d’un dérapage vers une conflagration généralisée, que la fermeté, voire le « jusqu’auboutisme », des parties concernées ne permet pas d’exclure complètement.
À lire aussi : Le chantage nucléaire de Vladimir Poutine
Si l’on voit mal le conflit ukrainien dégénérer à ce point, la montée des tensions qu’il révèle ne peut que renforcer l’inquiétude sur la possibilité d’une escalade, y compris nucléaire, que pourrait provoquer un affrontement autour de Taïwan.
Dans le même temps, le recours massif aux sanctions, envisagées depuis la création de la Société des Nations en 1920 comme un substitut à l’action armée, risque de montrer toutes ses limites, déjà illustrées par des expériences précédentes : l’imbrication des économies en majore le coût en retour, en particulier pour l’Europe, au point que celle-ci doive s’accommoder d’arrangements et d’exceptions ; cette imbrication rend encore plus illusoire la gageure que constituerait la mise en œuvre contre la Chine de sanctions efficaces qui resteraient supportables pour l’économie, et donc pour l’opinion américaines.
La guerre en Ukraine posera bientôt la question cruciale de la valeur de la garantie américaine. Sur le plan militaire, divers wargames ont fait apparaître les risques pour les États-Unis d’une défaite dans un conflit avec la Chine pour la défense de Taïwan.
Les Task forces constituées autour d’un porte-avion apparaissent vulnérables à une attaque combinée de missiles chinois, de même que la grande base de Guam, centre névralgique du déploiement aéronaval états-unien dans le Pacifique de l’Ouest. Certes efficaces contre des attaques limitées, les défenses antimissiles américaines seraient rapidement saturées en cas d’attaque massive. Sur le plan politique, dès les mid-terms de novembre, le consensus bipartisan qui soutient aujourd’hui l’action de Joe Biden pourrait se trouver fragilisé, pour la plus grande satisfaction du tandem d’États révisionnistes autoritaires spéculant dans la durée sur les incertitudes qui affectent la démocratie américaine.
-
THECONVERSATION