Du 30 novembre au 3 décembre 2021 se tiendra, à Genève en Suisse, la douzième conférence ministérielle (CM-XII) de l’Organisation mondiale du commerce (OMC), la neuvième du Programme de Doha pour le développement (PDD), lancé en 2001 et initialement censé se conclure en 2005.

Cette conférence ministérielle se tient dans un contexte particulier marqué par l’accentuation de la crise d’efficacité et de légitimité du multilatéralisme commercial. D’une part, l’OMC se révèle incapable de délivrer des accords opérationnels, le dernier (l’Accord sur la facilitation du commerce) date de 2017 et le « joyau de la couronne » multilatérale, à savoir le mécanisme de règlement des différends, reste bloqué depuis décembre 2019 suite aux critiques adressées à son organe d’appel (OA).

D’autre part, l’OMC est contestée et contournée par les initiatives bilatérales et régionales et un retour des pratiques discriminatoires et restrictives avec la crise pandémique. La Conférence ministérielle de Genève sera-t-elle une énième étape dans cette crise ou marquera-t-elle une réelle relance du processus de négociation ?

Le Covid long… de l’économie mondiale

Cette douzième conférence ministérielle se déroule alors que le système commercial international subit les effets récessifs liés à la crise de Covid-19 qui s’agrègent au grand ralentissement consécutif de la crise financière globale de 2007-2009.

Plusieurs facteurs expliquent cette slowbalisation. Outre les crises successives, le rythme de développement des chaînes de valeur globales s’est ralenti et celles-ci se sont réorganisées sur des bases plus régionalisées. Déjà à l’œuvre depuis 2011 suite à la triple catastrophe survenue au Japon et aux inondations en Thaïlande, le phénomène pourrait prendre de l’ampleur, la crise sanitaire ayant entraîné une rupture dans les chaînes d’approvisionnement dommageable pour les firmes, et révélé les vulnérabilités des économies nationales face à ce mode d’organisation de la production.

Enfin, le retour des logiques de puissance, de souveraineté comme paramètre clé des relations économiques internationales. On assiste à une arsenalisation des interdépendances économiques avec l’affirmation de politiques mercantilistes (productives et technologiques), la sécurisation des enjeux économiques internationaux (sécurité énergétique, alimentaire, sanitaire, climatique, technologique) sur fond de rivalités de puissance et de reconfiguration des alliances stratégiques (nouvelle alliance Indo-Pacifique, rénovation de l’Organisation du traité de l’Atlantique Nord, projet chinois de Route de la soie, etc.).

Multilatéralisme conflictuel

Comme nous le relevions dans un récent article de recherche, les nouveaux équilibres de puissance ont progressivement érodé la grammaire du système commercial multilatéral fondé sur la non-discrimination (égalité de traitement), la réciprocité et le leadership. Les nouvelles puissances émergentes ne s’inscrivent pas dans une logique d’égalité de traitement – au contraire, elles revendiquent un traitement spécial plus favorable, auquel elles ont d’ailleurs droit – et elles rompent avec le principe du « traitement national » en favorisant, par tout un ensemble de distorsions internes, leurs firmes nationales.

La « réciprocité », elle aussi, est mise à mal, car elle repose sur l’échange de concessions tarifaires alors que, désormais, ce sont les obstacles normatifs et réglementaires qui prévalent, qu’il s’agisse d’investissement, de concurrence, de marchés publics ou de normes sanitaires.

Depuis la crise financière globale de 2008, la puissance installée (États-Unis) est désormais moins disposée au compromis face à la puissance ascendante (Chine). Il semble loin le temps où Washington établissait des relations commerciales « normales et permanentes » (mai 2000) avec la Pékin, condition de son accession l’année suivante à l’OMC (décembre 2001). Qualifiée, depuis 2008, de « rival stratégique », le G7 de Carbis Bay (2021) officialise son statut de « rival systémique, [de] partenaire sur les enjeux globaux et [de] concurrent » économique.

« Dernière chance »

C’est dans ce contexte que les États membres préparent la douzième conférence ministérielle, qui aurait qualifiée par la nouvelle directrice générale, la Nigériane Ngozi Okonjo-Iweala, de conférence de la dernière chance où se joue la survie de l’OMC. Cette dramaturgie, traditionnelle dans ce genre de situation, n’en est pas moins révélatrice d’une série d’enjeux sur lesquels les États membres devront trouver des compromis.

Tout d’abord, des enjeux institutionnels. C’est ici la possibilité de résoudre le d’impossibilité décisionnelle qui se pose et, en filigrane, la capacité de relancer le multilatéralisme commercial. Selon ce triangle, il serait impossible d’aboutir à un accord commercial à 164 États membres sur la base du consensus tout en respectant la règle de l’engagement unique (« l’on n’est d’accord sur rien tant que l’on n’est pas d’accord sur tout »).

Même s’il convient d’en relativiser l’importance dans la compréhension des blocages des négociations, ce trilemme a le mérite de préciser les paramètres de la rénovation de l’OMC en tant que système de négociations. À ce titre, l’option plurilatérale semble la plus probable depuis l’adoption des Joint Statement Initiatives (JSI) en 2017 par des groupes restreints de pays (le Groupe d’Ottawa, en particulier) comme moyen d’avancer certaines négociations. Ainsi, en parallèle aux « accords de consensus », une place plus conséquente serait faite aux « accords de masse critique » ouvrant la voie à une OMC à géométrie variable, centrée sur des négociations sectorielles.

Ce multilatéralisme comme emboîtement d’accords plurilatéraux permettrait de prendre compte l’hétérogénéité structurelle et le pluralisme institutionnel qui caractérisent, désormais, le système des échanges internationaux.

Le second enjeu institutionnel est celui de la réforme de la procédure de règlement des différends. Les États membres devront trouver un compromis faute de quoi l’efficacité et la légitimité de l’OMC seront mises à rude épreuve. La Conférence ministérielle actera-t-elle un projet de réforme de la procédure d’appel ou celui du renforcement des disciplines ? C’est cette seconde option qui semble rencontrer le soutien des principales économies, Chine exceptée. Toutefois, un consensus semble inatteignable d’ici fin novembre sur le dossier de la réforme de la procédure de règlement des différends.

Ensuite, les enjeux de négociations, c’est-à-dire l’avenir du PDD. Soit y mettre un terme au risque de décrédibiliser le système, particulièrement aux yeux des pays en développement (PED) et des pays les moins avancés (PMA). Soit les États membres se contentent, à l’instar de ce qui a cours depuis 2009, de formules incantatoires sans lendemain sur la nécessité de conclure ce cycle. Scénario tout aussi préjudiciable.

La CM-XII pourrait acter la mutation du PDD en une série de négociations, plus ou moins en rapport avec le programme original, reflétant les intérêts des puissances majeures, à savoir les 7 pays conviés aux réunions salon vert ces dernières semaines : États-Unis, Union européenne, Chine, Inde, Australie, Brésil, Afrique du Sud.

Transformations structurelles

En raison de la conjoncture, une déclaration sur la garantie d’un accès rapide et équitable aux vaccins et aux produits essentiels pour la lutte contre le Covid-19 sera adoptée. En revanche, celle concernant une dérogation de trois années à certaines dispositions de l’Accord sur les droits de propriété intellectuelle concernant les vaccins et traitements anti-Covid-19 sera difficile à obtenir.

Il est, également, attendu une décision sur l’agriculture, étalon de mesure du succès ou non des ministérielles. Sur les huit dossiers de la négociation (accès aux marchés, supports internes, concurrence à l’exportation, restrictions aux exportations, coton, stock public pour sécurité alimentaire, mécanisme de sauvegarde spécial pour les PED et transparence), les trois derniers pourraient donner lieu à un texte, peu d’avancées sont attendues pour les autres.

De même, une configuration favorable à une ministérielle « ambitieuse » en matière d’environnement semble se dessiner. Une décision sur les subventions à la pêche préjudiciable et une initiative sur le commerce écologiquement durable des plastiques sont attendues. Des déclarations relatives au rôle des politiques commerciales dans la lutte contre les changements climatiques, la sécurité alimentaire, les systèmes alimentaires durables et la restauration de la biodiversité ainsi que sur la libéralisation des biens et services environnementaux pourraient figurer dans la déclaration finale.

Enfin, les enjeux systémiques qui portent sur la finalité de la gouvernance multilatérale des échanges. Quel modèle de globalisation devrait promouvoir l’OMC à l’aune de la triple crise économique, écologique et sanitaire qui se déploie actuellement et dans les années à venir ?

Le modèle historique d’ouverture des marchés et de démantèlement des protections au-delà des frontières selon le principe de réciprocité en vue d’accroître les exportations n’est plus opérationnel au regard des transformations structurelles et géopolitiques produites par la globalisation. La CM-XII pourrait être l’occasion d’ouvrir une réflexion, pas uniquement, sur des réformes de procédures, mais également sur la finalité de la gouvernance commerciale multilatérale.

La lutte contre les changements climatiques et leurs effets devrait-elle être au centre des nouvelles négociations ? La réalisation des Objectifs de développement durable (ODD) devrait-elle en constituer l’objectif premier de l’OMC ? De fait, savoir si le régime commercial de l’OMC est un levier ou un obstacle à une globalisation praticable socialement et écologiquement et à quelles conditions il pourrait l’être semble un préalable à tout réinvestissement dans le cadre multilatéral.

Auteur

  1. Maître de conférence, Université Grenoble Alpes (UGA)

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