La Tunisie, plongée dans une gouvernance désinvolte, absorbée par les tensions politiciennes, peu attentive aux conseils des scientifiques et aux ressorts mondiaux de la catastrophe, voit aujourd’hui sa situation sanitaire critique doublée d’une crise institutionnelle inédite.
Dimanche 25 juillet, lors d’une réunion d’urgence, le président Kaïs Saïed a en effet décidé de limoger le chef du gouvernement, Hichem Mechichi, afin d’assumer lui-même le pouvoir exécutif. Dans le même mouvement, il a gelé les activités de l’Assemblée pour 30 jours et levé l’immunité parlementaire des députés.

Ces décisions s’inscrivent, selon le président, dans la constitution (notamment son article 80, qui permet des mesures d’exception en cas de « péril imminent ») et font écho aux manifestations antigouvernementales, particulièrement nombreuses hier. Ce coup de force ouvre une ère de potentielles dérives politiques pour la transition démocratique tunisienne, qui n’a pas connu une telle configuration depuis la mise en place de la constitution en 2014.

Cet évènement exceptionnel entre en collision avec plusieurs crises. La situation sanitaire en Tunisie, particulièrement meurtrière cet été (ce mois de juillet 2021, avec ses 2987 morts, enregistre le pire taux de mortalité depuis le début de la pandémie), est l’une d’entre elles, mais les difficultés du système de santé tunisien ne sont que le reflet de celles des politiques publiques dans leur ensemble, qui perdurent depuis plusieurs années. Malgré les espoirs qu’elle a pu susciter chez la population, la révolution tunisienne de 2011 n’aura pas suffi à rompre définitivement avec de mauvaises pratiques héritées du régime précédent.

Quand la politique tourne le dos à la société

Rappelons que le président Zine El Abidine Ben Ali, qui gérait le pays depuis 1987, s’enfuit en Arabie saoudite le 14 janvier 2011 pour y mourir en septembre 2019. Le choc de ce départ spectaculaire, qui marque le point culminant de quatre semaines de mobilisations, est de taille. Dans l’ensemble de la région sud méditerranéenne, des répercussions immédiates se font sentir, ainsi qu’un espoir partagé : faire tomber les régimes autoritaires en place et changer les conditions sociales et économiques des pays touchés par la vague des soulèvements.

L’allumage révolutionnaire tunisien crée alors une panique dans la classe politique, le temps de mettre sur les rails une nouvelle dynamique constitutionnelle et d’élaborer un système électoral, le tout en quelques semaines. Ces premiers pas bénéfiques n’ont cependant pas suffi à rompre avec les arcanes d’une gestion politique et économique commandée non pas par les besoins du pays, mais par des systèmes d’exploitation tracés et appliqués par les dirigeants, sans laisser de marges de manœuvre aux échelons locaux. Cette logique est toujours prégnante, comme la période 2011-2020 l’a démontré : les intérêts macro-économiques continuent à configurer les conditions de vie et les liens au sein de la société tunisienne, au nom de la bonne insertion de la Tunisie dans les marchés mondiaux.

La vague des changements survenus depuis 2011 renferme certes des facteurs positifs, comme la liberté d’expression. Celle-ci entraîne une véritable créativité culturelle et artistique, mais sans répercussions économiques ni politiques sensibles pour la population. Le bien-être espéré n’arrive pas, quand les privilèges et injustices engendrés par des décennies d’autoritarisme continuent de commander les affaires publiques. Les classes moyennes et inférieures sont les plus touchées par l’absence de politiques sociales.

La santé illustre à souhait la dynamique discriminante, notamment dans l’accès aux soins, inégal entre les classes sociales et entre les régions. Au fil des années post-2011, l’expérience des citoyens et des citoyennes accuse des dégradations matérielles et morales qui divisent le pays et l’opinion.

Sur le plan économique, la cherté de la vie favorise les circuits parallèles. En perdant les deux tiers de sa valeur depuis 2010, le dinar tunisien accroît le déséquilibre commercial. L’importation fleurit au gré des choix de consommation : les voitures et les produits de luxe continuent à envahir le marché, alors que les besoins immédiats et nécessaires (entre autres en médicaments) sont difficilement satisfaits.

Sur le plan social, l’émigration prend des proportions hémorragiques pour les diplômés en mal d’insertion : universitaires, médecins, ingénieurs cherchent à se placer dans des pays plus demandeurs. L’émigration irrégulière devient plus massive et meurtrière pour une jeunesse qui décroche de l’enseignement et rêve de l’eldorado européen. Les côtes italiennes sont la première cible des embarcations affrétées par des intermédiaires de plus en plus prospères, malgré la surveillance et les accords avec les pays voisins.

Un baromètre dit clairement l’ampleur et la persistance de ces déséquilibres. Chaque mois, le nombre de mouvements sociaux dépasse le millier. Les contestataires s’en prennent d’abord aux manquements des pouvoirs publics (conditions de recrutement opaques, répartition inégale des chances et ressources…). Alors que la corruption constitue l’un des principaux travers visés, elle a pris des proportions graves contribuant à affaiblir l’autorité de l’État, ainsi que son statut de pôle central de décision. Le mécontentement a culminé hier dans les manifestations antigouvernementales qui ont rassemblé plusieurs milliers de personnes.

Ces problèmes concrets semblent échapper à l’attention des décideurs, préoccupés par les notations internationales en baisse constante et les difficultés à arracher le quatrième emprunt du Fonds Monétaire International. Celui-ci se montre particulièrement réticent à l’accorder, faute de parvenir à faire appliquer ses directives de réformes.

Dans cette crise aggravée de la gouvernance publique, le pays traverse une troisième vague de Covid particulièrement coûteuse en vies humaines : le nombre de décès se maintient à plus de 100 par jour, s’approchant des 18 000 morts pour une population de 12 millions de personnes. L’état d’urgence sanitaire est décrété depuis le 8 juillet 2021, au milieu d’une gestion de la santé publique pour le moins désastreuse.

Une santé de moins en moins publique

Parmi les causes de cette gestion erratique, l’instabilité des ministres chargés de la santé. Quinze se sont succédé depuis 2011, et la valse s’est accélérée depuis 2020 avec l’arrivée du Covid. Cinq ministres ont été nommés en seize mois ; le dernier en date, Faouzi Mehdi, est limogé le 20 juillet par le Premier ministre en pleine campagne de vaccination.

Le ballottement au sommet du système de santé fait écho à d’autres signes alarmants : l’état des hôpitaux se détériore (un jeune résident meurt ainsi dans un ascenseur en décembre 2020), les patients achètent leurs propres médicaments faute d’en trouver dans les stocks mis en perce, des morts inexpliquées se multiplient, comme celles des nouveaux nés de mars 2019, les soins des populations rurales sont insuffisants.

Pourtant, depuis les années 1990, la libéralisation du marché du soin et de la pharmacie a largement permis le raccordement de l’économie tunisienne au marché mondial de la maladie. L’élite instruite se tourne vers les professions de santé et les laboratoires pharmaceutiques se multiplient, grâce à une faculté créée à Monastir en 1975.

Ce développement se fait au détriment de l’hôpital public, qui a progressivement commencé à se vider de ses moyens et de ses ressources humaines, malgré l’essor de la médecine de ville (surtout dans les grands centres). Des médecins ont révélé cette évolution toxique et dangereuse dans un pays aux lois sociales imparfaites et doté d’une infrastructure hospitalière mal répartie. Malgré la multiplication des cliniques privées, le chômage des médecins est aujourd’hui un des plus élevés (15 % environ), notamment parmi les femmes.

Il n’en a pas toujours été ainsi. Aujourd’hui encore, le secteur médical tunisien garde une solide réputation internationale, qu’il tire essentiellement de son système de formation. Celui-ci bénéficie depuis l’indépendance de liens universitaires avec la France ; un Institut Pasteur existe ainsi à Tunis depuis 1893 et la faculté de médecine créée en 1964 est un établissement aligné sur les standards pédagogiques français. À Tunis, à Sousse, à Sfax et à Monastir pour la médecine dentaire, le pays compte aujourd’hui quatre facultés !

L’amélioration des conditions sanitaires dans la Tunisie post-indépendance a contribué à ériger l’image du médecin comme acteur social privilégié et comme membre d’une communauté scientifique mondialisée. Cette double affiliation a fait connaître aux praticiens tunisiens deux ou trois décennies heureuses, grâce à un travail clinique valorisé par la recherche et des conditions de travail bénéficiant du matériel nécessaire. L’arrivée des restrictions financières dans le secteur public, la dévalorisation de la recherche, la multiplication d’entreprises privées important l’équipement sanitaire et la marchandisation internationale du soin en plein essor vont rendre le métier de médecin plus ingrat, surtout dans le secteur public.

La même économie mondialisée de la maladie encourage d’autres filières : elle stimule la formation d’infirmiers et d’infirmières, ainsi que de divers thérapeutes dont le nombre a augmenté grâce à une demande locale en hausse. Reliée à l’Europe, aux pays du Golfe et à l’Afrique, la médecine tunisienne va opérer une mutation de ses services. À partir des années 2000, elle renfloue de plus en plus les services publics et les cabinets de ville en France et en Allemagne, en répondant également aux nombreux appels d’offres des pays du Golfe, nettement plus avantageux que les conditions désormais offertes au niveau tunisien.

Grâce à la libéralisation de la pratique, le secteur médical est également nourri par des patients des pays voisins qui trouvent en Tunisie des professionnels (souvent francophones) et des centres spécialisés en cardiologie, en médecine esthétique, en chirurgie des traumatismes, en gynécologie (le circuit de la procréation médicalement assistée, ou PMA, y est notamment prospère).

Un véritable tourisme médical s’est mis en place, avec ses agences et ses circuits de cliniques, de fournisseurs et de spécialistes. À partir de mars 2020, la Covid-19 a grippé cette mobilité sanitaire en privant les cliniques et cabinets de ces « touristes » libyens, algériens et subsahariens. La population atteinte du Covid, à même de payer ses soins, n’a pas tout à fait remplacé cette patientèle devenue un poumon vital pour l’exercice de la médecine en Tunisie. Elle a cependant fourni un adjuvant intéressant en ce temps de crise : on attend des études sur le sujet.

Le coronavirus, une crise fatale

La crise traversée par la Tunisie est sociale, politique et économique avant d’être sanitaire. Les efforts surhumains des professionnels de santé mobilisés (les femmes, comme partout, sont aux premières loges) depuis quinze mois n’ont pas réussi à préserver le pays d’un rebond particulièrement sévère. Les décès ne sont plus contenus sous la barre des 100 morts par jour depuis des semaines.

La durée de l’épidémie, l’absence de mesures adéquates pour diminuer la contagion (notamment en limitant les déplacements), l’indiscipline d’une population livrée à elle-même (puisqu’on ne fournit pas de masques aux plus démunis et que les tests PCR coûtent le double du SMIG tunisien) sont venues pointer les défaillances du gouvernement d’Hichem Mechichi, dépassé, sans cohésion ni vision. La succession des variants vient encore alourdir les dégâts de cet été 2021 : plus de 4500 nouveaux cas par jour en moyenne sur la dernière semaine de juillet, et des besoins en réanimation qui dépassent largement les lits disponibles.

La campagne de vaccination achève de révéler les incohérences internes à la Tunisie, en plus des déséquilibres d’une gouvernance internationale de courte vue. L’expérience tunisienne pose en effet avec acuité la question de l’inégalité des soins à travers le monde.

Condamnée à passer par la plate-forme COVAX, développée par l’OMS et destinée aux pays ne parvenant pas à se fournir des doses par le marché classique, la Tunisie fait les frais de l’impréparation de sa population à un traitement informatisé des inscriptions sur la plate-forme locale EVAX ; les lenteurs de la vaccination sont en partie dues à l’accessibilité difficile de ce site pour les gens âgés et isolés. Le pays subit également les effets d’une offre aléatoire de matériel et de vaccins, en raison de la concurrence internationale.

En plus d’une diplomatie plus mobilisée et d’une gestion territoriale dans l’intérêt de la population, il aurait fallu traiter la crise par une politique de proximité s’appuyant sur les ressources de la médecine locale. La Tunisie a accumulé une expérience en matière de médecine préventive, de vaccination infantile et infectieuse tout comme dans la fabrication des vaccins. Le pays était en droit de compter également sur des autorités concentrées sur la gestion de la Covid-19 et les divers ajustements qu’elle exige des soignants et des politiques. Au lieu de cela, la Tunisie s’est vue livrée aux lobbies financiers et aux tractations économiques répondant aux plus offrants et aux clients solvables.

Comme après la Révolution de 2011, la Tunisie doit s’en remettre aux aides spontanées, aux renforts de la médecine militaire, à l’énergie des bénévoles et à l’élan de solidarité de pays, associations et ressortissants à l’étranger. Bien qu’elle permette à la Tunisie de ne pas sombrer totalement dans la catastrophe sanitaire, cette bienveillance active n’aura pas suffi à éviter une crise politique majeure, latente depuis des années mais révélée et amplifiée par la pandémie.

Auteur

  1. Professor, Contemporary History, Université de la Manouba