Il peut aussi tuer, brutalement. Ainsi, le 29 juin 2023, un technicien en télécommunications âgé de 46 ans est mort d’une chute d’environ 20 m alors qu’il travaillait sur un pylône électrique, à Arques, dans le Pas-de-Calais. Six jours plus tôt, André Serena Nunes, 34 ans, cordiste sur le chantier de sécurisation d’une falaise, perdait la vie à la suite d’une chute de 15 mètres, à Oulles, en Isère. Son nom s’ajoute à ceux figurant sur la longue liste des personnes qui, chaque année, décèdent de leur travail. Certaines sont très jeunes, comme Peter Menanteau, un apprenti de 17 ans décédé le 17 juillet 2023 en chutant avec son engin dans une carrière, à Essarts-en-Bocage, en Vendée.
Un constat insupportable, en premier lieu pour les familles des victimes qui, à l’instar de la mère de Benjamin – mort à 23 ans en tombant d’une toiture sur laquelle il travaillait, à Chinon, en Indre-et-Loire – entend dénoncer ce qui est sinon le plus souvent banalisé : « J’aimerais tellement que la mort de mon enfant ne soit pas qu’un fait divers d’un petit journal de province ».
645 personnes mortes au travail en 2021
En 2021, selon les derniers chiffres publiés par l’assurance maladie, 645 personnes ont été victimes d’un accident du travail mortel. Ces données ne rendent toutefois compte que d’une partie du phénomène, puisqu’elles ne concernent que les salariés relevant du régime général : ni les fonctionnaires, les salariés du régime agricole ou les marins-pêcheurs, ni les auto-entrepreneurs et les salariés détachés – ces formes d’emploi en progression ces dernières années – ne sont pris en compte dans ces statistiques, encore moins les travailleurs sans papier et non déclarés.
« Controverses » est un nouveau format de The Conversation France. Nous avons choisi d’y aborder des sujets complexes qui entraînent des prises de positions souvent opposées, voire extrêmes. Afin de réfléchir dans un climat plus apaisé et de faire progresser le débat public, nous vous proposons des analyses qui sollicitent différentes disciplines de recherche et croisent les approches.
La série « travail » s’attache à décrypter des aspects improbables, parfois inconnus ou impensés autour de cette notion actuellement au cœur des débats politiques.
Longtemps condamnés à n’être que des faits divers évoqués dans les pages de la presse régionale, le plus souvent sans même que leur nom ne soit cité, ces morts du travail sont progressivement parvenus à prendre place ces dernières années dans le débat public, grâce notamment au travail méthodique de recension et d’interpellation mené par l’enseignant Matthieu Lépine et aux récentes mobilisations du collectif Stop à la mort au travail, créé à l’initiative de familles de victimes. La réduction des accidents du travail graves et mortels est ainsi devenue en 2022 une priorité affichée des pouvoirs publics.
Mais, dans une plus grande indifférence, le travail tue aussi à petit feu, par contamination lente ou empoisonnement progressif à des substances toxiques.
Des milliers de professionnels exposés au risque de cancer
On l’ignore souvent, mais des milliers de personnes sont exposées à des cancérogènes, en toute légalité et dans l’exercice habituel de leur métier. C’est le cas de 11 % des salariés en moyenne selon la dernière enquête SUMER, comme « Surveillance médicale des expositions des salariés aux risques professionnels ».
Ils sont par exemple encore nombreux à être exposés à l’amiante, dont l’usage est interdit depuis janvier 1997. Ouvriers du BTP, électriciens ou encore plombiers, tous les salariés intervenant dans la rénovation peuvent en effet être encore confrontés à ces fibres dans l’exercice de leurs métiers. Plus largement, en l’absence d’un inventaire précis et exhaustif des bâtiments amiantés, de nombreux salariés et usagers sont en contact avec l’amiante sans le savoir, jusqu’aux enfants dans les écoles.
Mais les fibres d’amiante ne sont pas seules en cause, loin de là. Huiles de coupe, poussières de bois, de silice ou de métaux, fumées de soudage, solvants chlorés, amines dans les vernis et couleurs, médicaments cytostatiques contenus notamment dans les chimiothérapies, gaz d’échappement de moteur diesel, rayonnements ionisants (dans le milieu médical, l’industrie nucléaire…) et ultraviolets (qu’ils soient naturels, dans le travail en extérieur, ou artificiels, dans les cabines de bronzage), pesticides, formaldéhyde, travail de nuit posté, etc., la liste est longue. Et les études sur les effets de l’exposition à ces produits font gravement défaut.
Un manque de données de toxicité problématique
Le Centre international de recherche sur le cancer (CIRC) identifie jusqu’à présent pas moins de 120 cancérogènes certains pour l’espèce humaine et plus de 400 probables ou possibles, dont un grand nombre sont présents dans l’univers professionnel. En raison du manque d’études menées, aucune donnée n’existe quant à la toxicité de centaines de milliers d’autres molécules chimiques.
Des centaines de nouvelles molécules sont en effet mises en circulation chaque année, la toxicité des plus anciennes n’a pas toujours été étudiée et, par ailleurs, le caractère pathogène de substances chimiques peut varier, voire s’aggraver, lorsqu’elles se retrouvent mélangées à d’autres.
Des molécules qui, prises séparément, n’ont qu’un effet limité peuvent ainsi avoir des effets beaucoup plus délétères lorsqu’elles se trouvent dans des mélanges complexes. Des travaux suggèrent par exemple que l’exposition à de multiples composants chimiques non cancérogènes lorsqu’ils sont pris isolément pourraient mener au développement de cancers. Or, cet « effet cocktail » est très mal documenté et la réglementation ne concerne le plus souvent que les composés isolés.
Quels sont les salariés les plus concernés ?
Selon l’Institut national de recherche et de sécurité pour la prévention des accidents du travail et des maladies professionnelles (INRS), « tous les secteurs d’activité, sans exception, sont susceptibles d’être concernés » par le risque de cancer.
Pour autant, on constate une distribution très inégale de ce risque dans le monde du travail, en fonction de la catégorie socioprofessionnelle, du secteur d’activité ou du statut d’emploi. Ainsi, selon l’étude SUMER déjà citée, les plus exposés sont les ouvriers qualifiés (34,5 % d’entre eux contre 2,8 % des cadres et professions intellectuelles), particulièrement ceux de la réparation automobile (90 % d’entre eux) ou de la maintenance (60,3 %) et, tous secteurs confondus, les intérimaires (19,8 % d’entre eux).
C’est parfois à l’adolescence que commencent ces expositions, par exemple dans la filière des métiers de la beauté où les apprenties coiffeuses et esthéticiennes sont au contact avec des substances chimiques et cancérogènes, dont certaines sont également mutagènes et reprotoxiques, particulièrement dans l’onglerie, une activité en forte croissance et peu réglementée.
Être exposé à ces toxiques, quel que soit son niveau d’exposition, c’est faire face au risque d’être atteint d’un cancer des décennies plus tard : la majorité des cancérogènes n’ont pas d’effet seuil. Autrement dit, il n’existe pas de seuil en dessous duquel le risque de contracter un cancer n’existe pas. Dans le cas de l’amiante par exemple, quelques fibres peuvent suffire à provoquer un mésothéliome, un redoutable cancer de la plèvre.
Du fait de leur travail, nombre d’ouvriers et d’ouvrières ne parviennent pas à l’âge de leur retraite, ou alors en mauvaise santé. Des chercheurs de l’Institut national d’études démographiques (Ined) évoquent ainsi leur double peine, « plus d’année d’incapacité au sein d’une vie plus courte ». Les principaux concernés eux-mêmes, salariés ou retraités atteints d’un cancer, ne savent pas le plus souvent que leur cancer peut trouver son origine dans leur travail passé.
Et pour cause, la maladie survient à distance des activités qui les ont exposés, le plus souvent des dizaines d’années après, jusqu’à cinquante ans dans le cas de l’amiante. Ils ignorent le plus souvent avoir été au contact avec ces toxiques. Ils ne sont alors pas en mesure de faire reconnaître leur cancer en maladie professionnelle.
Des campagnes de prévention insuffisantes
Moins de 1 650 cas de cancers ont ainsi été reconnus en maladie professionnelle en 2021 quand, selon les études épidémiologiques, de 14 000 à 30 000 nouveaux cas de cancer seraient chaque année d’origine professionnelle, et sans doute beaucoup plus au regard des modalités incertaines de construction mathématiques de ces estimations.
La pathologie cancéreuse est même identifiée comme la première cause de décès par le travail en Europe. Mais alors que cette maladie est en progression constante depuis le début du XXe siècle, jusqu’à représenter aujourd’hui la première cause de mortalité en France, les campagnes de prévention en santé publique ignorent la contribution de l’activité de travail à cette épidémie.
Elles se focalisent au contraire sur les comportements dits individuels, invitant les personnes à « se respecter », autrement dit à stopper leur tabagisme, à réduire leur consommation d’alcool, à adopter une alimentation équilibrée et à pratiquer une activité physique régulière. Comme si le travail n’influait pas sur leur vie et sur leur état de santé, comme si les lieux de travail n’étaient pas aussi des lieux de vie.
Interroger la contribution du travail dans la survenue des cancers
Depuis plus de 20 ans, un dispositif de recherche-action interdisciplinaire que je co-dirige avec Zoé Rollin, le Groupement d’intérêt scientifique sur les cancers d’origine professionnelle en Seine-Saint-Denis (Giscop93), s’est donné pour ambition d’interroger la contribution du travail dans la survenue des cancers et de la rendre visible dans la perspective de contribuer à rendre ces maladies évitables, au même titre que les cancers du fumeur.
Dans cette perspective, il est à l’initiative de plusieurs projets de recherche : sur la prévention des apprentis aux expositions cancérogènes, sur les contaminations environnementales à l’amiante, ou encore sur l’identification des activités de travail exposantes.
Pour répondre à ce dernier objectif, des services hospitaliers partenaires signalent à l’équipe de chercheurs tous leurs patients nouvellement diagnostiqués d’un cancer broncho-pulmonaires ou urinaires (vessie et rein). À ceux qui acceptent de rejoindre cette enquête, il leur est proposé de raconter leur parcours professionnel, depuis leur sortie de l’école jusqu’à la survenue de leur maladie.
L’enquêteur de l’équipe, le plus souvent sociologue, les invite à décrire le plus finement possible les activités qu’ils ont réalisées, dans quel contexte et environnement. Ainsi reconstitués, ces parcours professionnels sont soumis à l’expertise d’un collectif constitués de médecins et infirmières du travail, de toxicologues, de contrôleurs de prévention, d’hygiénistes industriels qui vont identifier ou non des cancérogènes, et les qualifier (probabilité, fréquence, intensité, durée), avant de préconiser ou non une déclaration en maladie professionnelle. Empruntant cette méthodologie d’enquête, un Giscop 84 s’est créé en 2017 dans le Vaucluse à l’initiative d’un oncologue, chef du service d’hématologie à l’hôpital d’Avignon. Ses premiers résultats vont dans le même sens que ceux du Giscop93.
Parmi ces résultats qui ont déjà fait l’objet de plusieurs publications, certains méritent une attention particulière à l’heure où les débats sur le travail sont relancés. Tout d’abord, les expositions des femmes sont plus difficiles à documenter que celles des hommes, majoritaires dans l’enquête, les recherches sur les risques professionnels s’étant, jusqu’à peu, essentiellement centrées sur les populations masculines.
La récente médiatisation autour de la reconnaissance d’un cancer du sein en maladie professionnelle chez une infirmière ayant travaillé de nuit permet par exemple de rappeler que loin d’être une fatalité pour les femmes, ce cancer peut aussi être le résultat de conditions de travail pathogènes, comme le travail de nuit, l’exposition aux rayonnements ionisants et, selon l’Anses, plusieurs dizaines de molécules chimiques présentes dans l’espace productif. Et qu’il est, à ce titre, lui aussi évitable, à condition de prévenir ces risques cancérogènes à leur source, au travail.
Autre constat, les patients dont les parcours ont été expertisés ont été majoritairement exposés, au cours de leur carrière, non pas à un seul cancérogène mais à plusieurs, au même poste ou dans une succession de postes et d’emplois différents. Ceux qui ont travaillé dans le cadre de l’intérim et de la sous-traitance sont particulièrement concernés. Ce sont ces mêmes situations d’emploi qui sont bien identifiées pour être celles où les règles de prévention peinent le plus à s’appliquer ; la sous-traitance et l’externalisation des activités – souvent les plus exposantes, comme la maintenance ou le nettoyage – s’apparentant à une sous-traitance et à une externalisation des risques. Le secteur nucléaire en est un exemple frappant, celui de l’agriculture également.
Mais l’exemple de M. Boutef, emporté à l’âge de 34 ans d’un cancer fulgurant, témoigne des arbitrages également exercés au sein de grandes entreprises comme la sienne, une multinationale du secteur de l’aéronautique. Ouvrier en fonderie, exposé à près d’une dizaine de cancérogènes, il revendiquait régulièrement avec ses collègues élus comme lui délégués du Comité d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail (CHSCT), le respect du code du travail qui oblige l’employeur à préserver la santé de ses salariés, et notamment l’installation de hottes aspirantes là où les poussières toxiques les empêchaient de respirer. Inscrite noir sur blanc dans le procès-verbal d’une des séances, la réponse du représentant de l’employeur est éclairante : « Il nous faut cadencer nos investissements ».
Même inscrite dans les textes, gravée dans la loi, la préservation de la santé des femmes et des hommes au travail ne s’impose pas d’elle-même aux employeurs comme une priorité.
Politique de l’affichage ?
Inscrite dans la feuille de route du gouvernement et des partenaires sociaux au sein du Plan santé travail 2021-2025, et dans la stratégie décennale de lutte contre les cancers, la prévention des cancérogènes en milieu de travail pourrait ne demeurer qu’un simple affichage.
La pénurie actuelle de médecins du travail et d’inspecteurs du travail en fait craindre l’hypothèse. Pour mettre un terme à cette épidémie silencieuse de cancers du travail, il y a urgence à remettre en cause les conditions de travail pathogènes et à revendiquer une intervention plus contraignante de l’État dans le monde du travail pour garantir le droit à ne pas y perdre sa vie.
En inscrivant en juin 2022 la sécurité et la santé aux principes et droits fondamentaux au travail, l’OIT l’y incite fortement. La crise écologique que nous traversons invite également à repenser ensemble les conditions de travail et les conditions de vie, la santé des salariés et celle des populations, tant les liens sont étroits entre les expositions toxiques et cancérogènes qui ont lieu au sein des entreprises et celles qui sont présentes dans l’environnement, résultant le plus souvent de débordements industriels.
La découverte récente de l’impact des perfluorés PFAS sur la santé humaine en est une illustration criante : les salariés sont les premiers à être exposés à ces substances toxiques et cancérogènes avant qu’elles ne soient rejetées au-dehors et ne polluent de façon persistante, l’eau, le sol, l’air, mais aussi le lait maternel. La survie de notre planète dépend ainsi étroitement de comment le travail se réalise et dans quelles conditions.
auteur
Chargée de recherche en sociologie et en histoire, Université Sorbonne Paris Nord