“En art, il y a toujours de l’homme : sujet ; l’instrument : objet et moyen”. C’est l’art qui jette entre les deux, le point de l’union, souvent de l’unité. Quand l’homme qui joue d’un instrument réalise sa parfaite fusion dans l’objet et atteint la symbiose, il devient véritablement artiste. Celui qui par son œuvre, s’exprime, s’explique, dévoile aux autres son état d’âme et son état d’être.

L’artiste doit être chercheur, être ici et là-bas. Ici dans la réalité de sa société et là-bas dans la vérité de son imagination créatrice. Il doit être ambitieux, mais d’une ambition tendue vers la recherche du bonheur social, de l’éclosion de ses idées aux dimensions mêmes des aspirations culturelles de son milieu.

Aussi, n’y a-t-il pas de point en art. L’art est toujours une virgule dit Léon Fargue, comme pour nous assurer que toutes les vogues, toutes les formes ne sont que les étapes d’un long processus. Elles ne sont que le souffle. La respiration ! La vie. Et tant que vit la vie, cet art ne saurait mourir.

Pour saisir l’art dans son mouvement, dans sa fluidité, il faut avoir plusieurs paramètres. Mais quand l’artiste a décidé de maitriser sa chose en vue d’en tirer la quintessence, il n’épargne plus rien, il devient un inquiétant et truculent touche-à-tout.

Un touche-à-tout ? Voilà ce qu’est Kémo Kouyaté qui fut guitare-médium du quintette guinéen de Miriam Makéba. Formé à la dure école de la tradition, décontracté, mais jamais débraillé, il était à 28 ans un homme d’orchestre au cran irrésistible. Celui qui glisse à toute aise sur tous les instruments cordophones (guitare, cithare, violon…), taquine le piano, fait siffler la flûte, maitrise le balafon.

À ses intimes, il dit souvent : « Je peux jouer presque de tous les instruments modernes en quelques semaines et, tous en un laps de temps, seront africanisés ». C’est clair, pour lui, l’art pour l’art, n’est pas l’art.

« Je dois servir l’Afrique si longtemps dépersonnalisée ». Ancien musicien de Balla et ses Balladins, il a le secret des voluptueuses improvisations, des solos savoureux. Musicien du Miriam’s Quintet, il a l’expérience internationale, fertile en citations musicales et fécond en imagination. Sur sa lancée d’artiste du peuple, les Sud-africains Leta M’Bulu, Hugh Masekela, Caiphus Semenya, les latinos américains Pacheco et Barreto, les grands Nigérians, Congolais et Européens, sont rencontrés. Il porte encore en lui des marques, dit-il, historiques : «Ils m’ont fait comprendre que toute note de musique est lourde de sens et souvent de conséquences ».

Son jeu de bon aloi est ainsi ponctué par des pulsations sentimentales qui font vibrer tout son être, et font jaillir de son instrument ces notes lénifiantes des rancœurs solitaires ou alors, ces envolées disertes de notes pincées avec force ou titillées avec douceur sublime, qui exorcisent les démons intérieurs des retrouvailles fraternelles.

Pour Kémo, la musique est une manifestation de l’homme. Ce qui explique ses jam-sessions avec Camayenne Sofa, la cantatrice Batrouba, le traditionaliste Kémoko Condé de l’Ensemble instrumental de la « Voix de la Révolution ». Il joue des doigts et du cœur, mais aussi des yeux. Avec sa caméra, à chacune de leurs tournées, il réalise petit un film sur leur séjour artistique. Une espèce de documentaires personnalisés. J’en ai visionné en privé et j’ai été séduit par le souffle de talent qui traverse ces œuvres. C’est un curieux virtuose. Un vrai touche-à-tout, qui veut tout savoir, tout faire.

Il est obsédé par son nouvel instrument : le Kémokora, nom conventionnel qu’il donne à cet instrument bizarre. Mariage de la kora et du balafon, conçu par lui-même. Beau mariage, un autre visage de la musique guinéenne.

En 1968, les Balladins sont au studio D de la Voix de la Révolution, Kémo Kouyaté aperçoit un piano installé dans ces nouvelles installations techniques offertes par la coopération allemande, pour toutes fins utiles. Les casques et microphones Senheiser, les racks Telefunken et les magnétophones Grundig flambant neufs, facilitaient les enregistrements sonores, sous les mains alertes d’Albert Koultoumi, MBaye NDiagne, Moussa Konaté Moise ou Abraham Kalil Kébé des ingénieurs de talents. Kémo est surtout impressionné par le piano, c’est alors qu’en balafoniste averti, il décide d’en jouer ! Un bijou serti d’inspiration en sort avec Bédianamo, une adorable chanson d’amour arrosée d’un merveilleux solo de piano improvisé, à la grande surprise de tout l’orchestre. Excellant dans les arrangements instrumentaux, il sera un des fidèles amis du chanteur malien Salif Keita, qu’il aidera à enregistrer plusieurs titres, jamais officiellement édités, et qui constituent les premières œuvres de la vaste discographie de l’incomparable chanteur. Tantôt à la kora ou à la cithare, ils reprendront les titres : Bala kononinfing, Toubaka, Mandjou, etc.

À cette époque Salif Keita était régulier en Guinée, avec la bénédiction du président Ahmed Sékou Touré qui était certainement un de ses « fans » et auquel il dédiera Mandjou ; incontestablement son vrai chef d’œuvre, selon de nombreux connaisseurs de la musique africaine.

Auteur d’un des plus beaux Soli instrumentaux guinéens dans Sara de Balla et ses Balladins, Kémo Kouyaté avant aussi participé à la kora et au chant à l’une des premières versions de Kogno Koura de Camayenne Sextet. Affable, il avait aussi aidé au début des années 90, beaucoup de jeunes chanteurs qui voulaient réaliser leurs maquettes, en vue de convaincre d’éventuels producteurs intéressés. Puis Kémo s’est totalement dévoué aux claviers Yamaha dont il sortait toujours des sons d’une africanité assumée, reprenant au passage en version piano son brillantissime solo dans Sara.

Il se plaira pendant longtemps à offrir à ses amis et sponsors ses interprétations instrumentales de grands airs, dont Douga, Quinzan, Boloba, Soundiata, etc. Ils pourraient même être édités pour combler le “gap “ d’une discographie inexistante sur le plan international. Je me souviens que le défunt producteur Diapy Diawara qui l’adorait, l’avait fait entrer en studio pour des enregistrements professionnels. Malheureusement l’album, malgré les premières prises, ne sortira jamais des studios jusqu’à la mort des deux personnalités.

De 2011 à 2015, tous les vendredis, l’artiste donnait rendez-vous à l’espace culturel Chez JMJ-Maguy, à Kipé, où de grands noms comme Mory Kanté, Ba Cissoko, Aicha Koné, Mory Djéli, Sékouba Kandia Kouyaté, Papa Kouyaté, Jeannot Williams, Seydou Nour Thiam, Pierre Fernandez, Maître Barry et autres, venaient en jams sessions l’accompagner gaiement. Seule la survenue de la pandémie Ebola en Guinée mettra fin à cet extraordinaire mouvement.

Kémo Kouyaté est un innovateur de la musique guinéenne moderne. C’est d’abord avec lui par exemple, que la majestueuse kora a commencé à conquérir la place qui lui revient dans notre musique moderne. C’est un passionné, mais d’une passion raisonnée, un ambitieux sérieux, noble. Grandir était sa devise.

Kémo Kouyaté est décédé le 19 juillet 2017, à l’Hôpital de l’Amitié Sino-Guinéenne (HASIGUI) de Conakry, des suites de maladie.

En direct avec les artistes du peuple de Guinée (Nouvelle édition)

Justin MOREL Junior Editions L’Harmattan Guinee