Si l’argent métal était présent autour de la Méditerranée depuis l’Âge du Bronze (3000-1200 av. J.-C.) comme acteur majeur du commerce, cet argent monnaie si familier n’apparut qu’à partir du 6e et Ve siècles av. J.-C, avec le besoin de fluidifier le paiement des immenses armées de mercenaires grecs dont la technologie militaire allait faire et défaire les empires.
Quand, après avoir défait Darius III, Roi des Rois, en 331 av. J.-C. à Gaugamèles, Alexandre le Grand et ses phalanges macédoniennes entrent à Suse, Persépolis et Ecbatane, ils trouvent dans les palais les plus grands trésors d’argent et d’or jamais accumulés dans l’Antiquité. Pour donner une idée de la masse de métaux précieux qui y étaient entreposés, il faut imaginer que son transport aurait nécessité un cortège de 150 poids lourds de 35 tonnes, ou, dans le contexte de l’époque, 60 000 mules.
L’argent de la mer Égée
Au-delà de ces chiffres vertigineux, une surprise de taille vint de la provenance de l’argent qu’une étude basée sur les isotopes du plomb place sur le pourtour de la Mer Égée, essentiellement dans les fabuleuses mines du Laurion à l’est d’Athènes, en Macédoine et en Thrace, mines que nous pouvons encore aujourd’hui visiter et qui étaient les sources principales du métal précieux de cette époque.
L’historien grec Hérodote (525–484 av. J.-C.) raconte de façon assez précise la remise des tributs payés par les différentes satrapies – nous dirions aujourd’hui les préfectures – au roi des Perses : la Macédoine, les Grecs de la façade est de la mer Égée (Ionie), l’Asie Mineure, l’Assyrie, la Babylonie, le Levant et l’Égypte étaient tenus de verser chaque année l’équivalent de plusieurs tonnes d’argent métal au trésor perse. Cet argent était pesé, fondu, puis soigneusement stocké dans des jarres dans les trésoreries des palais royaux.
Ce qui est remarquable, c’est que ce tribut en argent, qu’il ait été payé par les Grecs, les Phéniciens ou les Égyptiens, provient presque toujours du pourtour de la mer Égée. Cette observation requiert que les Égyptiens ou les Babyloniens, qui ne possédaient eux-mêmes aucune mine d’argent, devaient se procurer le précieux métal du tribut et démontre la vigueur du commerce à l’échelle de la Méditerranée orientale et du Moyen-Orient.
En fait, cette vigueur n’est pas un phénomène nouveau. Elle est particulièrement mise évidence lors de l’invasion des coalitions de tribus proto-grecques de la fin de l’Âge du Bronze (vers 1200 av. J.-C.) qui causent la chute des civilisations mycéniennes et hittites, mettent la Phénicie et le Levant à feu et à sang, et ne sont arrêtées que par le pharaon Ramsès III. Il est bien établi que dans toute période de troubles, les populations cherchent à dissimuler leur économies en argents ous les pavements ou dans les murs.
Les trésors enfouis ainsi trouvés dans les ruines du Levant du début de l’Âge du Fer sont largement dominés par l’argent de la mer Égée. Plus loin encore dans le temps, l’argent du bracelet de la reine Hétep-Hérès 1re (vers 2600 av. J.-C.), mère de Khéops, le constructeur de la pyramide qui porte son nom, provient des îles Cyclades au sud d’Athènes.
L’argent, le métal de la monnaie
L’argent est un métal rare, sans l’être trop, et sa méthode d’extraction est connue depuis l’âge du Bronze. Il est peu sensible à l’oxydation et, à la différence du blé, les souris ne le dévorent pas. Personne ne songe à payer son pain avec une pièce d’or, mais l’argent reste moins abondant que le cuivre ou le zinc. Il n’entre en compétition avec aucun autre métal pour la confection d’outils ou d’armes et n’est utilisé que pour la fabrication d’objets de décoration ou de culte. Si l’on s’en tient aux biens mobiliers, on n’est pas riche de céréales ni de poteries, mais de l’argent que l’on possède.
Quand les proto-Grecs envahissent le pourtour de la Méditerranée orientale à la fin de l’âge du Bronze, ils découvrent des paysages aux sols ravagés par l’agriculture. Les fermiers anatoliens, tels que ceux qui ont fondé la civilisation minoenne, ont domestiqué les animaux et introduit le labourage. Ces techniques sont efficaces à court terme mais épuisent les nutriments, notamment le phosphore, et accélèrent fortement l’érosion des sols.
Dans Critias, Platon écrit au sujet de l’Attique :
« La qualité du sol y était sans égale et pouvait nourrir une nombreuse armée. Depuis lors, les inondations ont dénudé le pays. Il était, en ce temps-là, couvert d’une terre grasse et fertile ; les montagnes étaient revêtues de forêts, et le sol gardait les pluies, qui alimentaient des sources et des rivières. »
Seules les plaines du Nil, du Tigre et de l’Euphrate, où le limon des inondations renouvelle sans cesse les nutriments des sols, résistent aux envahisseurs. Ceux-ci ne se retrouvent maîtres que de contrées arides incapables d’assurer la subsistance de la population. C’est le cas de l’Asie Mineure, du Levant, mais aussi de la Grèce et de la Libye.
Dans ces conditions, le miracle qui permit aux colons grecs de subsister fut leur génie guerrier : à partir du VIIe siècle av. J.-C., le citoyen grec sans terre se transforme en un hoplite armé d’un casque, d’une lance, d’une épée et d’un bouclier rond. La formation hoplite, la phalange, s’avance comme un énorme hérisson dans laquelle le bouclier de chaque guerrier protège son voisin et les longues lances des rangs arrière abritent les premiers rangs les plus exposés. La recette fait miracle et les tyrans et aspirants-rois s’arrachent les mercenaires hoplites par dizaines de milliers.
L’avènement du salariat
Comment ceux-ci sont-ils payés ? Au temps d’Homère, au VIIIe siècle av. J.-C., le guerrier grec rentrait à la maison poussant devant lui bœufs et esclaves et les bras chargés de broches en fer et de lingots de bronze. Rapidement, le paiement se fit en argent et en or, plus durable, ce qui marqua de fait l’avènement du salariat. Les métaux précieux servirent aux mercenaires à acquérir des parcelles de champ, chez eux ou dans de nouvelles colonies en Sicile ou dans le Sud de l’Italie.
Mais payer la solde de dizaines de milliers de mercenaires est un vrai défi logistique car il faut garantir à chacun le poids et la finesse de l’argent versé. Les premières tentatives monétaires du roi de Lydie Crésus et de son père au VIIe siècle sont infructueuses car l’or est simplement trop rare pour financer les nombreuses armées dont ils ont besoin face au Roi des Rois. Les premières émissions de masse de monnaies d’argent apparaissent vers 520 av. J.-C. à Athènes et sur les îles d’Égine et de Thasos dans la mer Égée.
Les vertus de l’argent monnayé sont multiples. Tout d’abord, l’autorité émettrice garantit le poids et la pureté de la pièce d’argent. Mais surtout, la monétisation rend l’argent bien plus fluide et le métal précieux s’écoule très rapidement de la bourse des mercenaires vers les circuits commerciaux autour de la Méditerranée orientale.
[Près de 80 000 lecteurs font confiance à la newsletter de The Conversation pour mieux comprendre les grands enjeux du monde. Abonnez-vous aujourd’hui]Au retour des mercenaires au service des Perses après 480, on retrouve ainsi très vite quantité de monnaies grecques en Égypte, ce qui atteste de l’achat par les Grecs d’excédents agricoles produits dans le delta du Nil. Le nombre d’épaves gisant par le fond de la Méditerranée augmente brutalement à partir du VIe siècle démontrant une nouvelle vigueur des échanges commerciaux contemporaine de la monétisation de l’argent.
Ce développement fait lui-même apparaître les premiers grands emprunts et les premiers banquiers qui œuvrent au développement du commerce maritime. Par ailleurs, la force de la monnaie d’argent crée une classe moyenne puissante qui hausse la voix dans les affaires de la cité et s’oppose aux oligarchies en place.
L’irruption de l’argent des mercenaires coïncide avec l’apparition de la démocratie dans une cinquantaine de cités grecques, dont le modèle le plus sophistiqué fut défini à Athènes. Ailleurs, en Perse, à Sparte, Carthage et Rome, la résistance des oligarchies est plus forte. Quatre à six siècles seront nécessaires pour asseoir autour de la Méditerranée le concept d’argent monnaie qui, 2000 ans plus tard, règne encore, quoique sous d’autres formes, sur toutes nos sociétés.
auteur
Géochimiste, ENS de Lyon