Manifestation à Bamako le 11 janvier 2022. Florent Vergnes/AFP

Le 9 janvier dernier, la Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest (Cédéao) annonçait une série de sanctions sévères contre le Mali, suite à la proposition par le gouvernement de transition d’un chronogramme prévoyant que des élections seraient tenues « dans un délai de quatre ans ». Aux yeux de la Cédéao, cette proposition revient à permettre à la junte qui s’est emparée du pouvoir en mai 2021 de prolonger pour plusieurs années sa présence au pouvoir.

Dans la nuit même, le colonel Maïga, porte-parole du gouvernement, intervenait à la télévision nationale pour dénoncer des sanctions « illégales et illégitimes » et annoncer un « plan de riposte » des autorités maliennes comprenant des mesures de réciprocité.

Quelques semaines plus tard, on constate que ce plan comprend une importante dimension juridique, puisque le gouvernement malien a multiplié les offensives sur ce point.

La bataille des arguments juridiques

Le premier ministre Choguel Maïga a d’abord annoncé qu’une série de plaintes pourraient être déposées devant des juridictions internationales contre les sanctions promulguées par la Cédéao.

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Ensuite, les tensions diplomatiques se sont succédé autour des accords militaires existants entre le Mali, la France et, plus largement, les pays européens : dénonciation d’une violation de l’espace aérien par un avion militaire français le 12 janvier, refus de survol du territoire pour un avion allemand le 20 janvier, annonce d’une demande de « relecture de certains accords de coopération militaire » par le président de la transition, Assimi Goïta.

Enfin, le 24 janvier, un communiqué du gouvernement malien demande le départ du contingent danois de la Force Takuba, qui serait présent au Mali sans base juridique et sans consentement de la partie malienne. Un départ obtenu le 27 janvier, malgré les protestations des pays européens.

 

Il est évident que, de part et d’autre, les arguments juridiques sont facilement instrumentalisés dans un contexte politique devenu très tendu. En témoigne le fait que ces accusations soient publiques et évitent volontairement les canaux diplomatiques. En invoquant la légalité des interventions internationales, c’est aussi et surtout leur légitimité que le gouvernement malien cherche à dénoncer.

En cela, il se place sur le même terrain que la France et les pays européens, qui ont toujours fondé leur légitimité en se réclamant de la légalité internationale et se retrouvent pris au piège de leurs propres arguments. Surtout, cela met en lumière la dimension complexe et peu transparente de ce cadre juridique inédit, qui nécessite d’être mieux compris pour analyser la situation actuelle.

L’Opération Serval et les différentes bases légales invoquées

Le 11 janvier 2013, près d’un an après le début des hostilités dans le Nord du Mali et la prise des principales villes par une coalition composée de groupes djihadistes affiliés à AQMI et de groupes indépendantistes touarègues, la France lance une opération militaire d’urgence à travers des frappes aériennes et la mobilisation de forces spéciales, auxquelles viendront s’ajouter 4 000 hommes au sol.

François Hollande, alors président de la République, et l’ancien président par intérim malien Dioncounda Traore le 2 février 2013 à Sevare, Mali. Pascal Guyot/AFP

Sans préjuger de sa légitimité, revenons sur les arguments juridiques avancés pour justifier l’opération Serval, qui sont importants dans le cadre des tensions actuelles. En droit international, le recours à la force est clairement interdit par la Charte des Nations unies. Une intervention militaire sur un territoire étranger est toutefois permise à travers deux exceptions (autorisation du Conseil de sécurité, exercice de la légitime défense), ou bien si cette intervention est effectuée à la demande de l’État concerné. Pour justifier son intervention au Mali en 2013, la France a successivement invoqué ces trois raisons.

En effet, dès le lendemain de l’intervention, le président Hollande indique que celle-ci s’effectue « à la demande du président du Mali et dans le respect de la Charte des Nations unies ». Le ministre des Affaires étrangères Laurent Fabius mentionne quant à lui une situation de « légitime défense » tirée de l’article 51 de la Charte des Nations unies, avant de corriger son propos deux jours plus tard et de s’appuyer sur la résolution 2085, adoptée en décembre 2012 et prévoyant la mise en œuvre de la Mission internationale de soutien au Mali sous conduite africaine (MISMA). Le 14 janvier, l’ambassadeur de France auprès des Nations unies transmet un courrier au Conseil de sécurité indiquant que « la France a répondu […] à une demande d’aide formulée par le Président par intérim de la République du Mali, M. Dioncounda Traoré » pour lutter contre les groupes terroristes dans le pays.

Aucun État n’a contesté la légalité de l’intervention française, pas plus que les spécialistes du jus ad bellum. En revanche, les arguments soulevés ont provoqué d’importants débats, voire des controverses.

En premier lieu, l’argument de la légitime défense a été rejeté de manière quasi unanime, en l’absence d’agression au sens du droit international. Plusieurs chercheurs ont ensuite critiqué le fait que la France s’appuie sur une autorisation donnée par le Conseil de sécurité : cette justification relève d’une lecture très extensive de la résolution 2085, puisque celle-ci autorisait le déploiement d’une force militaire, mais sous conduite africaine.

François Hollande et Jean‑Yves Le Drian, alors respectivement président de la République et ministre de la Défense, lors d’une réunion avec les responsables de l’opération Barkhane, à Gao, le 13 janvier 2017. Stephane De Sakutin/AFP

Ainsi, un consensus est apparu pour considérer la demande des autorités maliennes comme base légale de l’intervention, malgré quelques critiques portant sur la légitimité du président de l’époque (Diocounda Traoré était président par intérim depuis le coup d’État ayant renversé Amadou Toumani Touré en mars 2012).

En avril 2013, à travers l’adoption de la résolution 2100 créant la Minusma, le Conseil de sécurité reconnaît implicitement la légalité de l’intervention en saluant la « célérité des forces françaises » et en soulignant que celle-ci est conduite « à la demande » des autorités maliennes. Depuis, que ce soit sur le plan juridique ou politique, la présence française a été constamment justifiée par cet argument, rappelé avec vigueur lors du sommet du G5 Sahel à Pau en 2020.

La France, pourtant active sur le dossier malien au sein du Conseil de sécurité, n’a pas voulu (ou n’a pas pu) faire adopter un mandat du Conseil de sécurité pour encadrer son intervention. Cela rompt avec la politique poursuivie depuis la fin des années 2000 en matière d’opérations extérieures, qui cherchait systématiquement l’obtention d’un mandat des Nations unies pour renforcer le cadre légal et la légitimité de l’opération.

La conclusion postérieure d’accords dits SOFA

Le cadre juridique de l’intervention militaire française a depuis évolué et s’est fortement épaissi et complexifié, du fait des transformations du dispositif et de l’adoption de plusieurs accords relatifs au statut des forces armées.

Tout d’abord, un accord sous forme d’échanges de lettres est publié en avril 2013 pour fixer le « statut du détachement français dans le cadre de ses missions au Mali ».

Communément appelé SOFA (Status of Forces Agreement), ce type d’accord est courant et généralement conclu de manière bilatérale ou multilatéral afin de fixer le cadre juridique applicable à un détachement militaire présent à l’étranger : liberté de circulation, compétence juridictionnelle en cas de faute, dispositions en matière de douanes, taxes, etc. Ainsi, un SOFA n’a pas vocation à justifier la légalité d’une intervention militaire, mais plutôt à encadrer son déploiement. D’ailleurs, de nombreux SOFA sont conclus entre États sans existence d’intervention militaire.

Pourtant, l’accord conclu entre la France et le Mali en 2013 mentionne plusieurs aspects concernant la base légale de cette intervention, en rappelant l’existence des résolutions du Conseil de sécurité et en soulignant à nouveau « la demande expresse » du gouvernement malien. Là encore, cela rompt avec la pratique initiée après 2008 et la révision des accords de défense avec les pays africains, où les SOFA sont systématiquement distingués des accords d’assistance militaire. Le nouveau traité de coopération signé en 2014 entre la France et le Mali n’y changera rien. Bien que sa signature soit concomitante au lancement de l’opération Barkhane, il est sans préjudice de l’accord conclu en 2013, qui continue à s’appliquer aux contingents de la nouvelle opération.

Ce choix de mêler justification légale de l’intervention et encadrement juridique des forces au Mali est d’autant plus surprenant que la même année, la France a signé deux accords distincts avec le Niger pour le déploiement de ses opérations, l’un relatif « au régime juridique de l’intervention », l’autre concernant le statut des forces.

Takuba : un objet juridique non identifié

Une nouvelle évolution intervient en 2020 avec la mise en œuvre du groupement de forces spéciales Takuba. Sans lien avec l’Union européenne, ce dispositif repose sur une structure juridique complexe, mêlant là aussi justification légale de l’intervention et statut des forces, accords bilatéraux et multilatéraux.

Logo de l’opération spéciale Takuba dans la base militaire malienne de Menaka, 7 décembre 2021. Thomas Coex/AFP

Tout d’abord, dans une lettre adressée le 27 novembre 2019 à plusieurs pays européens, Ibrahim Boubacar Keita, alors président, sollicite une « assistance militaire » au sein de la force Takuba, encore en gestation et dont l’existence sera officialisée quelques mois plus tard. En février 2020, la France soumet au Mali un projet de protocole additionnel à l’accord de 2013, qui prévoit l’application d’un SOFA type contenant les mêmes dispositions à l’ensemble des contingents européens déployés.

Entériné par un échange de lettres en mars 2020, ce protocole prévoit que chaque pays contributeur de Takuba doit conclure un accord spécifique avec le Mali et solliciter l’accord de la France pour intégrer la nouvelle force. Il fixe donc un cadre général, au sein duquel des relations bilatérales doivent être nouées entre le Mali et chaque État contributeur. La conclusion de ces accords bilatéraux est très simple sur la forme : un échange de lettres entre le pays contributeur et le Mali, contenant en annexe le SOFA, puis une notification à la partie française.

Ainsi, si Takuba est une opération présentée comme multilatérale, elle est juridiquement une juxtaposition de coopérations bilatérales, inscrites toutefois dans un cadre commun et homogène. La même année, un protocole similaire est signé avec le Niger. Toutefois, aucun accord bilatéral entre un pays contributeur de Takuba et le Niger n’a été publié à ce jour.

Le cadre juridique de Takuba est donc une réplique de celui adopté en 2013 pour Serval puis Barkhane. La légitimité de l’intervention des pays européens est alors fondée sur sa légalité, matérialisée par la demande de la partie malienne, qui est exprimée à travers la conclusion bilatérale d’un SOFA. Ce choix est aujourd’hui lourd de conséquences du fait des changements politiques ayant eu lieu au Mali, et des volontés de renégociations des accords.


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Au-delà de ces aspects juridiques, la situation présente doit conduire à réfléchir à l’efficacité de ces dispositifs, plus de neuf ans après le début de l’intervention française. En s’attaquant à la base légale de la présence danoise, c’est la légitimité de l’ensemble de Takuba que le gouvernement malien remet en cause.

Du fait de la structure juridique de ces accords, construits autour d’un texte unique mêlant demande d’assistance et statut des forces, la renégociation de termes et dispositions techniques est aujourd’hui impossible sans une nouvelle discussion sur la base légale des interventions et l’invitation de la partie malienne, sur lesquelles se fonde la légitimité des interventions européennes. Cette discussion, même sur des points très techniques, conduirait in fine le gouvernement de transition à confirmer ou à retirer clairement sa demande d’assistance, au-delà des postures et joutes verbales, forçant ainsi les pays contributeurs à en tirer les conséquences.

Enfin en cas de poursuite de la coopération militaire, toujours officiellement souhaitée par les différentes parties, une plus grande transparence sera nécessaire. En partie dévoilés par la brouille diplomatique avec le Danemark, ces accords étaient jusque-là réservés aux initiés et certains sont toujours confidentiels.

Auteur

  1. Doctorant en droit international (CEDIN) et Coordinateur de projets (LMI MaCoTer), Institut de recherche pour le développement (IRD)