La Russie et l’Ukraine, qui étaient les deux républiques les plus peuplées de l’URSS (respectivement 148 et 50 millions d’habitants, sur les 290 millions que comptait l’ensemble du pays), s’affrontent actuellement par les armes et sur le plan diplomatique. L’un des aspects – et l’une des raisons – de leur confrontation tient à la mémoire très contrastée que les deux pays ont conservée de la période soviétique, qui a pris fin il y a très exactement trente ans.

L’Ukraine officielle présente aujourd’hui l’Union soviétique et, surtout, les années staliniennes, comme une époque noire de son histoire. La Russie, qui s’était engagée pendant la perestroïka et au début des années 1990 dans un difficile exercice de critique de cette ère, affiche une attitude très différente, Vladimir Poutine ne manquant pas de souligner l’apport positif de cette ère à la grandeur russe.

Les deux États restent, chacun à sa manière, profondément marqués par l’expérience soviétique. Si leur antagonisme actuel s’enracine aussi, en large partie, dans la mémoire différente qu’ils entretiennent de la Seconde Guerre mondiale – un sujet en soi, qui n’est pas l’objet du présent article –, il est éclairant d’analyser la façon dont l’un comme l’autre perçoivent aujourd’hui ces décennies de cohabitation sous le drapeau rouge frappé de la faucille et du marteau.

Décembre 1991 : la fin d’un monde

Le 8 décembre 1991, Boris Eltsine, Stanislaw Chouchkievitch et Léonid Kravtchouk, respectivement présidents de la Russie, de la Biélorussie et de l’Ukraine, trois républiques encore soviétiques, mais dont les deux dernières ont proclamé leur indépendance après le putsch raté d’août 1991, se rencontrent dans un pavillon de chasse situé au cœur de la forêt de Bélovej, près de Minsk. Ils estiment que, de facto, l’URSS n’existe plus, et signent les « accords de Bélovej » qui donnent naissance à la Communauté des États indépendants (CEI).

Huit autres républiques soviétiques rejoignent cette CEI le 21 décembre, si bien que Mikhaïl Gorbatchev intervient à la télévision le 25 et prend acte de la fin de ses fonctions, suite à la disparition du pays qu’il présidait.

19/20 FR3 du 25 décembre 1991 – Démission de Mikhaïl Gorbatchev en l’URSS | Archive INA.

Les quinze républiques qui constituaient l’URSS sont désormais quinze États indépendants et souverains. Certains d’entre eux envisagent déjà de rejoindre la Communauté européenne (CEE) ; les autres entendent se développer de façon indépendante, tout en tirant profit, via la CEI, des liens forgés dans le cadre de l’URSS et de l’Empire russe.

Trente ans plus tard…

Si certaines peurs de l’époque – un bain de sang façon Yougoslavie ou un accident nucléaire – ne se sont, heureusement, pas concrétisées, la relation entre la Russie et l’Ukraine est aujourd’hui plus tendue qu’elle ne l’a jamais été au cours de ces trois dernières décennies, tandis que la Biélorussie s’abîme dans des conflits avec ses voisins et des luttes entre le pouvoir et la société.

Le Kremlin qui, en 2014, a illégalement annexé la Crimée ukrainienne et envoyé des hommes et des armes pour déstabiliser le Donbass ukrainien, vient de masser des dizaines de milliers de soldats à la frontière russo-ukrainienne. Ce déploiement s’explique peut-être simplement par la volonté d’exercer une pression psychologique sur Kiev, mais de nombreux observateurs redoutent une attaque.

La réputation de la Russie s’est dégradée en Occident et, à l’intérieur du pays, les libertés politiques sont plus restreintes que jamais. Le nombre de prisonniers politiques est à peu près équivalent à celui qu’il était en URSS avant la perestroïka. Une partie de l’opposition est en prison (citons Alexeï Navalny et des membres de ses équipes, ou Andreï Pivovarov, directeur de l’organisation Open Russia, fondée par Mikhaïl Khodorkovski) ; une autre a dû émigrer pour ne pas être arrêtée (dont, là encore, des membres des équipes de Navalny, y compris ses plus proches adjoints, Léonid Volkov et Lioubov Sobol, mais aussi les anciens députés Ilya Ponomariov et Guennadi Goudkov, ainsi que le fils de ce dernier, Dmitri Goudkov). Quant à ceux qui n’ont ni quitté le pays ni été jetés derrière les barreaux, ils font l’objet de pressions et d’une surveillance croissantes de la part du pouvoir.

Or le conflit entre la Russie et l’Ukraine s’explique aussi par des choix différents de modèles politiques de développement. Ces choix dépendent du rapport de chacun des deux pays à ce que l’URSS a été, mais conditionnent également ce rapport : la mémoire de l’URSS n’est pas la même dans les deux pays.

Cette question est également générationnelle : les moins de quarante ans en Russie, en Ukraine et en Biélorussie ont eu accès à bien plus d’informations sur les répressions soviétiques que leurs parents et grands-parents.

Passé soviétique et toponymies actuelles

En Russie, le passé soviétique « ne passe pas », pour reprendre une formule bien usée en France au sujet du passé vichyste. Pourtant, les archives ont été assez largement ouvertes à partir de la fin des années 1980, si bien que de nombreux livres – recueils de documents et études scientifiques – ont été publiés.

Néanmoins, les autorités russes actuelles tentent régulièrement de justifier le stalinisme – par exemple, en soutenant un manuel d’histoire qui affirme, contre toute vérité, que les purges des années 1930 ont permis de renforcer l’État et, donc, de gagner la guerre. En revanche, les autorités ukrainiennes encouragent, surtout depuis la « Révolution orange » de 2004-2005, la commémoration des crimes commis en Ukraine par le pouvoir soviétique.

Un militant pro-russe pose avec un t-shirt sur lequel on peut lire « Né en URSS » alors que des militants pro-russes bloquent une colonne de soldats ukrainiens dans la ville de Kramatorsk, dans l’est de l’Ukraine, le 16 avril 2014. Anatoliy Stepanov/AFP

Un indicateur de ces rapports différents au passé est donné par l’étude des monuments et des noms, présents dans l’espace public des deux pays. En Ukraine, en dehors des territoires contrôlés par les pro-Moscou, il ne reste plus un seul monument à Lénine. Depuis la Révolution de la dignité (2013-2014), un processus a été engagé pour renommer la plupart des rues et espaces publics portant des noms de personnalités politiques soviétiques, même si certaines plaques commémoratives demeurent (notamment celles d’écrivains-idéologues), voire une rue Lénine, oubliée ici ou là.

En Russie, les statues de Lénine sont restées en place et, sauf à Moscou où de nombreuses rues ont retrouvé leur appellation prérévolutionnaire, les rues Lénine et les places de la Révolution pullulent dans tout le pays. Ainsi, à Saint-Pétersbourg, ville impériale s’il en est, il y a encore un « district Kirov » et un « district Kalinine », nommés d’après deux dirigeants bolchéviques, une avenue Lénine avec une station de métro portant ce nom et une autre appelée « Place Lénine », une place de la Dictature du prolétariat et une rue du Prolétariat, qui, issue de la rue Karl Marx, coupe la rue du Komsomol… Sans oublier que la ville de Saint-Pétersbourg se trouve au cœur de l’oblast (région) de Léningrad, celle-ci n’ayant jamais été renommée.

Commémorations et identités nationales

Faut-il changer les noms soviétiques des rues et retirer les symboles communistes – interdits dans les anciennes républiques baltes et en Ukraine au même titre que la symbolique nazie ? Ou convient-il d’admettre que cette période fait partie de l’histoire russe et peut donc laisser sa marque dans les villes, malgré les millions de Soviétiques, déportés, exécutés et affamés ?

Il y a une trentaine d’années, Boris Eltsine expliquait ne pas vouloir déplacer la momie de Lénine du Mausolée pour ne pas bousculer la génération qui y était, soi-disant, attachée. Aujourd’hui, cette génération a, en grande partie, disparu, mais les communistes interdisent toujours que l’on touche à la momie. En outre, alors que les monuments à Staline avaient été éliminés après le Congrès du Parti de 1961, ils réapparaissent en Russie : dans le Caucase et en Iakoutie, mais aussi à Moscou, à Novotcherkassk, à Tambov, à Komsomolsk-sur-l’Amour, à Novossibirsk et ailleurs. Leur installation reflète la réhabilitation de Staline à l’œuvre au sein de la société russe.

Le mausolée de Lénine, situé sur la place Rouge en plein cœur de Moscou, est toujours le lieu de nombreuses cérémonies et célébrations, à commencer par celle organisée par le parti communiste russe chaque année à l’occasion de l’anniversaire de sa mort, comme c’est le cas ici. Moscou, le 21 janvier 2021. Kirill Kudryavtsev/AFP

En Ukraine, en revanche, Staline est vu, à juste titre, comme le responsable direct de la mort de millions d’Ukrainiens : une famine monstrueuse a frappé cette république et d’autres régions soviétiques en 1931-1932 à la suite de la collectivisation des campagnes, et elle a été particulièrement aggravée en Ukraine en 1932-1933 parce qu’il fallait mater cette nation par la faim – l’historien italien Andrea Graziosi l’a démontré. Cette famine a causé au moins 6 millions de morts, dont les deux tiers en Ukraine et les autres au Kazakhstan et en Russie. L’Ukraine et ses diasporas commémorent cette famine, le Holodomor, le dernier samedi de novembre. Ces pratiques commémoratrices se sont ancrées après la Révolution orange de 2004-2005 : elles étaient aussi pensées comme un moyen de renforcer l’identité nationale.

En Russie, aucun monument ne rappelle les victimes de ce drame, qui n’est pas commémoré publiquement. Mais des hommages privés ont lieu.

Deux mémoires, en Russie, du XXᵉ siècle soviétique

En effet, au moins deux mémoires différentes de la période soviétique s’opposent et s’affrontent dans la Russie actuelle, comme le remarque Alexeï Miniaïlo – activiste politique proche à la fois du parti Iabloko et des équipes de Navalny, ancien prisonnier politique et soutien des prisonniers politiques russes – dans un film documentaire sorti en octobre 2021, Monopole sur la mémoire.

L’auteur estime que, « ces dernières années, l’État russe monopolise de plus en plus durement le droit d’interpréter les événements historiques », au point que, désormais, « un désaccord avec la position officielle de l’État peut valoir de la prison » – comme le montre, par exemple, le cas de l’historien Iouri Dmitriev.

Parallèlement, ajoute Miniaïlo, des gens s’unissent de façon horizontale pour préserver et transmettre la mémoire : ils étudient les archives, créent des musées, reconstruisent des églises abandonnées, rendent hommage aux victimes des purges étatiques. Certains d’entre eux tentent de redécouvrir leur histoire familiale – comme ce Sibérien, Denis Karagodine, qui a mené l’enquête pour identifier les personnes impliquées dans l’arrestation et l’exécution de son arrière-grand-père en 1938. D’autres posent des plaques, inspirées des Stolpersteine allemandes, sur les maisons où des innocents ont été arrêtés sous Staline. Ils participent par milliers à l’action dite « Le Retour des noms » qui, imaginée par l’association Mémorial, se déroule chaque 29 octobre : ils lisent en public les noms des victimes exécutées pendant la Grande Terreur.

L’affrontement entre ces mémoires est intense et bipolarisé, car ce qui est en jeu – rappelle l’historien russe Nikolaï Epplée –, c’est « le passage d’un système politique à un autre, de l’autoritarisme (dictature) à la démocratie », et ce passage nécessite un large consensus social sur le passé. Epplée estime en effet, comme beaucoup d’autres, que la Russie ne pourra se démocratiser que lorsqu’elle aura réglé ses problèmes avec son « passé inconfortable » : celui des crimes commis par l’État soviétique contre sa population.

Un combat aussi culturel

Nikolaï Epplée constate également qu’une sorte de passion mémorielle s’est emparée de la société russe, et la culture joue là un rôle primordial.

Le rapport aux violences soviétiques est, en effet, exploré dans des livres, y compris des romans, des films d’animation, des pièces de théâtre ou des documentaires : celui du journaliste russe Iouri Doud, La Kolyma, berceau de notre peur a déjà été visionné plus de 26 millions de fois sur YouTube.

Auteur d’un spectacle sur les petits-enfants de ceux qui ont mis en œuvre les répressions, Mikhaïl Kaloujsky jugeait, en août 2020, qu’au cours des dix années précédentes, le débat sur le « passé difficile russe » était devenu plus intéressant et de meilleure qualité. C’est exact. Et c’est aussi ce que le pouvoir veut bloquer par ses répressions actuelles et ses attaques contre l’association Mémorial dont le Parquet a demandé la « liquidation ».

1991 était vue comme une fin, celle de l’Union soviétique. C’était, en fait, le début de processus qui, trente ans plus tard, se poursuivent toujours. Et ils sont, aussi, mémoriels.

Auteur

  1. Professeure des universités en études russes et soviétiques, Université de Rennes 2, chercheuse au CERCLE, Université de Lorraine