Pour nombre de nos concitoyens, le médicament est d’abord un objet scientifique aux mains des professionnels de santé, dont la population attend un résultat sans forcément s’intéresser à sa genèse, à son mécanisme d’action ni à son évaluation, même si les préoccupations quant à leurs risques potentiels vont croissantes ces dernières années.

Cependant, il n’est pas qu’un outil à usage individuel. C’est un fait social, tel que défini par le sociologue Émile Durkheim, comme en attestent aujourd’hui les variations de consommation de certaines classes médicamenteuses et leurs causes. Parmi ces facteurs causaux, il y a une part normative et réglementaire qui confère une dimension politique au médicament, part qui s’est amplifiée et modifiée ces derniers mois. Alors, le médicament : objet scientifique, social ou politique ?

De l’art de soigner à la science

Le médicament est d’abord un objet de science qui oscille, depuis toujours, entre empirisme et rationalisme. Même si la découverte des plantes à vertus médicinales reposait sur l’observation desdites vertus, les pharmacologues de l’Antiquité et du Moyen-Âge tentaient d’en rationaliser l’utilisation en la conceptualisant, à l’image de la théorie des signatures de Paracelse, qui considérait que dans les plantes qui ressemblaient à un symptôme était contenu ce qui pouvait le guérir. Cependant, la médecine, parce qu’elle était considérée comme un art, est restée longtemps éloignée des fondements scientifiques que sont l’innovation et la démonstration. Soit parce qu’elle se complaisait dans un dogmatisme ignorant toute évolution – si bien illustré dans le malade imaginaire par Thomas Diafoirus –, soit parce qu’elle se livrait à des expériences, parfois hasardeuses, sans évaluation, comme l’inoculation du paludisme en psychiatrie.

Nombre de médicaments encore utilisés aujourd’hui ont été découverts par hasard, avec une généralisation de leur usage thérapeutique. Néanmoins pour quelques réussites, combien d’échecs liés non seulement à une inefficacité, mais aussi souvent assortis d’un risque disproportionné au regard d’un bénéfice aléatoire. C’est dans ce contexte, et en s’inscrivant dans le courant du positivisme scientifique, que la médecine fondée sur les preuves a progressivement émergé, avec son corollaire l’essai contrôlé et randomisé.

Science contre Société ?

Les essais contrôlés et randomisés reposent sur deux principes : comparaison et comparabilité. Ce sont ces deux principes qui permettent de s’affranchir de l’influence de l’évolution naturelle d’une maladie, tout particulièrement dans le cas des maladies infectieuses, et de l’effet placebo, dont les études d’imagerie cérébrale corroborent aujourd’hui la réalité. Sans respect de ces deux principes, impossible d’établir le rôle causal du médicament dans les effets cliniques observés lorsqu’une nouvelle approche pharmacologique est testée.

Paradoxalement, la rigueur méthodologique consubstantielle aux essais contrôlés et le rôle de l’industrie pharmaceutique dans leur promotion ont fini par induire, chez une partie de la population, un discrédit sur cette approche, pourtant la meilleure pour établir l’effet avéré d’un médicament. L’engouement autour de l’hydroxychloroquine, sur la foi d’une étude très préliminaire et d’une analyse sans groupe comparateur est, de ce point de vue, très emblématique du fait que la croyance peut rapidement remplacer la démonstration. Ceci n’a rien de nouveau, les thérapies alternatives refusant la méthodologie des essais cliniques. Une attitude qui a pris un tour émotionnel et revendicatif dans le contexte d’anxiété généré par la pandémie de SARS-CoV-2 et son risque létal.

L’empirisme semble avoir voulu reprendre le dessus sur l’approche rationnelle jugée trop dogmatique par certains, en particulier en situation critique. Mais parce qu’il y a urgence, faut-il abandonner tous les principes qui ont fait émerger des progrès thérapeutiques indéniables ? Non, bien sûr. Ce qui ne veut pas dire qu’il ne faille pas adapter le plan expérimental des essais, dans une démarche rappelant les philosophes américains Charles Peirce et William James théorisant le pragmatisme comme une troisième voie transcendant l’opposition empirisme/rationalisme.

Voilà plus de 30 ans, que les pharmacologues et thérapeutes français contribuent à un mouvement international de diversification méthodologique, à travers les Ateliers de Giens, un think tank rassemblant les mondes académique, industriel et institutionnel. Les travaux de ce groupe ont permis de proposer des innovations méthodologiques pour assouplir le cadre des essais contrôlés et ainsi accélérer ou améliorer l’évaluation des médicaments, sans pour autant abandonner les principes fondateurs.

Le déchaînement contre la méthodologie, dans certains médias et sur les réseaux sociaux, heurte, à raison, les convictions de l’immense majorité des professionnels de santé. Ces derniers n’ont peut-être pas suffisamment intégré que le médicament, qu’ils considèrent avant tout comme un objet scientifique et leur apanage, est aussi devenu un enjeu social. C’est surtout à travers le risque médicamenteux – et ses affaires souvent retentissantes – que la société l’a intégré comme tel.

Le médicament : une exigence accrue

L’affaire du Mediator a eu un impact important sur la population française, avec la prise de conscience que les médicaments peuvent être dangereux, y compris à long terme. Les unes des médias consacrées au médicament et à ses risques se sont multipliées, et avec elles les questions adressées aux Centres Régionaux de Pharmacovigilance. Les réseaux sociaux ont également eu un effet amplificateur sur l’avènement du médicament comme enjeu social, en le faisant sortir du cercle médical, jusque-là considéré comme celui des seuls « sachants ». Plusieurs épisodes de déclaration d’effets indésirables liés à des changements de formulation des hormones thyroïdiennes sont notamment nés d’un relais viral sur ces réseaux.

La demande sociale peut conduire les agences de régulation à réévaluer des positions, pourtant scientifiquement fondées, ou accélérer une mise sur le marché. Le film 120 battements par minute a récemment rappelé les interactions, parfois violentes, entre associations de patients, industrie pharmaceutique et agences de régulation pour passer outre les règles habituelles, eu égard à la mortalité engendrée par le VIH. Une situation qui n’est pas sans rappeler celle du baclofène, dans les troubles de la consommation d’alcool, ou celle que nous vivons actuellement avec des molécules réputées potentiellement efficaces contre le SARS-CoV-2.

Si le corps social peut exiger des réponses des pouvoirs publics et des professionnels de santé concernant la balance bénéfice/risque des médicaments, des faits sociaux peuvent aussi influencer l’usage médical ou détourné des médicaments, voire l’investissement dans leur développement. Le culte de la minceur, prôné à longueur d’année dans les magazines, a, sans doute, été le principal facteur qui a déclenché le mésusage du Médiator, remplaçant l’isoméride qui, quelques années auparavant, avait été retiré du marché en raison de son risque pour les valves cardiaques.

Nos sociétés modernes, fondées sur la valorisation de la performance à outrance, génèrent un détournement des médicaments, en particulier psychotropes, à visée de dopage cognitif. Mais l’anxiété induite par la perte des repères sociaux ou par une souffrance au travail liée à une recherche de la rentabilité à tout prix, explique la surconsommation des psychotropes tranquillisants ou antidépresseurs. La période de confinement a été marquée par une croissance de 8 % de la consommation de ces médicaments, selon les données du Groupement d’intérêt scientifique Epi-Phare.

Le contexte social peut donc expliquer l’émergence d’un mode d’utilisation ou l’accroissement de la prescription ou de la consommation de tel médicament, qui échappent alors à un usage rationnel fondé sur les preuves, nécessitant des mesures réglementaires d’encadrement de la prescription ou de la délivrance. La crise sanitaire actuelle a mis en exergue le lien immédiat entre l’annonce de résultats préliminaires ou hypothétiques de l’efficacité de tel médicament contre le Coronavirus et sa délivrance, et souvent sa consommation, en dehors de tout cadre réglementaire.

Les Français veulent plus d’informations

La prise en compte de la dimension sociale du médicament révèle, cependant, une contradiction dans la demande du corps social, qui s’est amplifiée à l’occasion de la crise sanitaire. D’une part, on constate une attente d’informations scientifiquement validées par les professionnels de santé. En France, le site Pharmacovid, mis en place le 21 mars 2020, a ainsi été consulté plus d’1 million de fois en l’espace d’un mois, avec de multiples questions posées par les internautes.

La mission d’information sur les médicaments, qui a rendu son rapport au Gouvernement il y a quelques mois, allait déjà dans le sens d’un portail ouvert au grand public. Ceci vient mettre en exergue un mouvement de fond qui vise à rallier les associations de patients aux objectifs thérapeutiques des médicaments, développant le concept de « patients-experts ».

Dans le même temps, on observe le souhait de réponses pharmacologiques et thérapeutiques rapides, même si elles ne sont pas étayées scientifiquement. La consultation des réseaux sociaux est là aussi démonstrative, avec son cortège de suspicions vis-à-vis du bien-fondé de la médecine par les preuves ou de la compétence des professionnels de santé, sans parler de la dénonciation de leur compromission ou de leur soumission supposées au lobbying de l’industrie pharmaceutique.

Cette tendance de fond, qui se développe depuis une vingtaine d’années, se trouve exacerbée par la peur liée aux risques de l’infection à CoVID-19, elle-même considérée comme une construction artificielle visant à accroître l’emprise du système. Si les professionnels du médicament doivent répondre à cette injonction contradictoire sans mépris, mais par la pédagogie et la transparence, il n’est guère surprenant que le corps politique soit lui aussi alerté par ces attentes du corps social vis-à-vis du médicament.

Un enjeu de « biopouvoir »

Le médicament constitue bien aussi un enjeu de pouvoir et entre bien dans le concept de « biopouvoir » proposé par Michel Foucault. Au plan anthropologique, il y toujours eu, au sein de la société, des individus qui possédaient le pouvoir de contrôler les corps souffrants et malades. Ce biopouvoir a été longtemps un pouvoir quasi-mystique quand il était exercé par des chamanes ou des sorciers, avant de devenir progressivement scientifique, après le tournant paracelsien, qui a ouvert la voie à une évaluation des médicaments, maîtrisée par des professionnels de santé possédant la connaissance. Mais le biopouvoir inhérent à l’utilisation de médicament est devenu également un pouvoir de l’État, avec l’émergence des réglementations pour l’exercice de la médecine ou la délivrance des médicaments par le corps des pharmaciens.

C’est encore des crises, notamment en raison de l’émergence d’effets indésirables, qui ont conduit à créer ou à faire évoluer les agences de régulation, outil des États pour contrôler la politique du médicament. Une intoxication avec une centaine de morts par le sulfanilamide, en raison d’une erreur de fabrication, a amené Franklin D. Roosevelt à créer, en 1938, la Food and Drug Administration (FDA), la première agence de régulation. Bien que pouvoir d’État, de telles agences reposent sur l’expertise scientifique et sur l’indépendance du pouvoir politique ou du pouvoir économique, même si là également, le corps social interroge la réalité de cette indépendance, à l’occasion de ce qui est médiatisé comme des scandales sanitaires ou face à une régulation insuffisante de certains médicaments psychotropes qui permettent un apaisement du corps social.

Le médicament, objet pluridisciplinaire

La crise sanitaire actuelle conduit peut-être à un tournant, le médicament devenant un objet du jeu politique. C’est d’abord un objet dans les jeux géopolitiques internationaux car force est de constater la perte de souveraineté des États sur la production des médicaments, qui est, comme les autres produits manufacturés, devenu un des biens du capitalisme mondialisé.

Cette crise fait, cependant, prendre conscience que le médicament est avant tout un bien commun car touchant à un des éléments essentiels pour l’humanité qu’est la santé. Ce qui n’empêche pas d’assister à une compétition acharnée entre les États pour le développement des vaccins qui deviennent des vecteurs de domination, pour le contrôle de l’approvisionnement, comme cela s’est produit pour les masques. Les équilibres géopolitiques peuvent s’en trouver modifiés, l’Europe et la Chine renforçant leur partenariat avec des États de leur zone d’influence tandis que les États-Unis semblent adopter une position purement nationale.

La capacité à contrôler la politique du médicament dans tous ses aspects (innovation, évaluation rapide, production) sera-t-elle demain une arme diplomatique voire de propagande externe ou interne ? Car le médicament est aussi devenu un enjeu de politique intérieure, comme on a pu le constater avec la chloroquine et l’hydroxychloroquine, avec des affrontements partisans ou des prises de position sans fondement scientifique de la part d’un chef d’État annonçant sa croyance dans l’intérêt de la chloroquine, dans un pays qui fût pourtant le premier à créer une agence de régulation.

L’équilibre entre le pouvoir politique et les agences de régulation est peut-être en train de se modifier, comme le montre l’annonce par le Président des États-Unis en personne de l’autorisation de mise sur le marché d’un médicament antiviral par la FDA, développé par une entreprise américaine, alors même que les résultats des essais cliniques étaient encore contradictoires. Verra-t-on la politique du médicament devenir un sujet de débat électoral, au même titre que la politique fiscale ou éducative, et un argument en faveur du nationalisme économique ? Mais surtout, comment concilier cette irruption dans le débat public ou politique et le maintien d’un niveau d’expertise suffisant pour éviter de tomber dans le populisme que l’on connaît dans d’autres domaines, avec son lot d’informations fausses ou tronquées ?

Les professionnels de santé doivent maintenant intégrer, plus qu’ils ne le faisaient peut-être par le passé, que le médicament n’est plus seulement un objet scientifique. La crise de la CoVID-19 en a brutalement révélé les dimensions sociales et politiques. Ceci doit avoir des conséquences sur l’enseignement du médicament dans les filières médicales, pharmaceutiques et paramédicales pour armer les futurs professionnels à mieux répondre à ces enjeux sociaux et politiques.

Ceci oblige à intégrer le médicament dans l’éducation dès l’école primaire et à accélérer le développement de l’information grand public, à l’instar ce qui aura été initié par les pharmacologues et les thérapeutes à l’occasion de la crise actuelle. Mais le corps social et politique ne peut s’emparer du médicament en faisant fi de sa dimension scientifique, au risque de revenir à un empirisme qui, s’il peut artificiellement séduire en période de crise, ne peut que conduire, en l’absence du maintien d’une évaluation rigoureuse, à des aventures dangereuses en matière de balance bénéfice/risque de l’utilisation des médicaments.

La recherche sur le médicament doit, plus qu’elle ne l’est maintenant, devenir interdisciplinaire, en mêlant sciences médicales, pharmaceutiques, politiques, économiques, humaines et sociales.Sinovac: que savons-nous du vaccin chinois contre le Covid-19 ? - BBC News  Afrique

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Auteur

  1. Professeur de Pharmacologie Médicale à l’Université de Lille, Président du conseil scientifique de la Société Française de Pharmacologie et de Thérapeutique, Directeur général de l’Initiative d’Excellence Lille-Nord Europe, Université de Lille

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