Cent millions de personnes dans le monde ont besoin d’un appareillage orthopédique. Cependant, selon l’Organisation mondiale de la santé (OMS), seulement 5 % à 15 % des personnes qui ont besoin d’aides techniques et de technologies fonctionnelles y ont accès. La production est faible et la qualité est souvent limitée. Les techniques utilisées sont souvent et par nécessité simples, dictées par l’environnement dégradé de la plupart des terrains d’actions des ONG.
C’est, notamment, pour répondre à cette problématique que la Chaire de recherche et d’enseignement Innovation for Humanity vient d’être créée. Elle regroupe l’Alliance INSA et Handicap International. L’objectif étant de faire émerger des réponses techniques et scientifiques aux problématiques très concrètes rencontrées sur le terrain.
Les promesses de l’impression 3D pour la fabrication de prothèses
La fabrication de prothèses utilisées dans le domaine humanitaire a bien évolué : elles ont d’abord été réalisées en bambou tressé par les usagers, et côté techniciens avec le bois, ou même (et c’est une ironie de la situation) réalisées à partir d’emballages d’obus par les usagers. Les appareillages sont aujourd’hui souvent fabriqués en polymères thermoformés et réalisés à partir d’un moule en plâtre sculpté au plus proche de l’anatomie du membre manquant… Les prothèses deviennent de plus en plus légères, fonctionnelles et donc acceptées.
Depuis 2016, Handicap International a mené plusieurs projets sur le potentiel de la télé-réadaptation et des technologies de fabrication additive dans des contextes divers (humanitaire, développement, camps de réfugiés) pour développer et renforcer les services de réhabilitation et améliorer l’accès, la qualité et le coût des services. Grâce au scanner, à l’impression 3D et à la visioconférence, on peut rééduquer des patients sans atelier spécifique sur place. Si l’impression 3D ne remplace pas complètement les méthodes traditionnelles d’appareillage, elle permettra que plus de personnes accèdent à la réadaptation fonctionnelle, par exemple dans des zones où les centres de rééducation sont trop éloignés et dans les zones de conflits. L’impression 3D s’est avérée prometteuse dans les premiers pays où elle a été déployée à titre expérimental, au Togo, à Madagascar et en Syrie.
Des analyses de qualité et sans publicité, chaque jour dans vos mails.
Des enjeux scientifiques et une acculturation nécessaire
Si les prothèses 3D représentent un réel espoir et une alternative crédible aux prothèses classiques, s’adapter aux situations locales et permettre aux populations une appropriation est un véritable défi. Le moignon de la personne amputée est aujourd’hui scanné sur place à l’aide de petits scanners médicaux.
Les mesures sont alors transférées vers des centres d’expertise pour créer un modèle 3D de la prothèse, utilisé ensuite pour produire celle-ci sur place, sur des petites machines transportables et des filaments polymères commerciaux importés. Le coût de ces prothèses réalisées par fabrication additive est encore trop élevée (entre 3 et 5 fois plus cher qu’une prothèse classique). Elles posent aussi la question de la dépendance en matière première, celle de la durabilité des matériaux et celle de la formation de personnels aptes à utiliser ces technologies numériques.
Les enjeux des prothèses par impression 3D sont donc nombreux :
- Dans le domaine de la science des matériaux tout d’abord, avec l’utilisation de polymères qui pourraient être d’origines locales, renforcés par des fibres végétales pour les rendre plus résistants et durables. Le recyclage des déchets induits par la fabrication de prothèses et d’orthèses est un vrai sujet. L’impression 3D limiterait la production de déchets, voire permettrait de réutiliser certains déchets plastiques qui sont légion dans certains pays. Pourquoi ne pas utiliser des déchets en polymères thermoplastiques pour fabriquer sur place des fils ou des granulés pour l’impression ? Pourquoi ne pas essayer de fabriquer des fils imprimables à partir de polymères bio-sourcés ?
- Dans le domaine de la conception, ensuite. L’impression 3D permet de créer des formes et des architectures que les technologies classiques ne permettent pas. C’est un comble de constater aujourd’hui que les prothèses 3D sont plus lourdes que les prothèses classiques, simplement parce que leur forme est identique et que les matériaux utilisés sont souvent trop fragiles. Il est nécessaire de travailler sur la qualité des polymères utilisés et sur l’optimisation des formes. L’impression 3D permet d’enlever de la matière aux endroits qui ne sont pas sollicités mécaniquement et donc de diminuer la masse et le coût sans compromettre la fonctionnalité. C’est un des objectifs qui sera poursuivi dans les travaux des laboratoires de l’INSA sur le sujet, pour gagner en masse et pour réduire des coûts.
- Dans le domaine de l’imagerie et des sciences numériques, enfin. Nous pourrions imaginer prendre les mesures physiologiques sur place, directement avec l’appareil photo d’un téléphone portable au lieu d’un scanner. Quelques images prises à différents angles et des algorithmes de reconstruction 3D efficaces pourraient alors faire l’affaire. Reste à pouvoir alors créer le modèle directement sur place à partir de ces images.
Jean‑Baptiste Richardier, co-fondateur de Handicap International, parlait de l’importance de « ne pas céder à la fièvre ou à l’ivresse de l’innovation, de toujours se situer dans le champ d’une innovation raisonnable, dans le champ du possible ». Établir le « champ du possible » requiert du temps, de la recherche et de l’expérimentation, de la retenue, voire des renoncements, afin de parvenir à un « métissage » de bon aloi, source de progrès.
Les sciences numériques, qui incluent l’impression 3D, bouleversent le métier de l’ingénieur : aide à la décision, analyse de masses de données, rapidité des calculs et des échanges, fabrication personnalisée, prothèses connectées…
L’appropriation de ces nouvelles technologies est primordiale et doit être intégrée dans les recherches. Le numérique crée des espoirs, mais aussi des angoisses, voire des fractures. Un des écueils serait de vouloir imposer nos savoirs technologiques et nos solutions dans des contextes où ils ne sont pas applicables. Nous devons donc nous éduquer et nous former, former nos étudiants à comprendre et intégrer des environnements dégradés. Il y a un enjeu d’ordre éthique à maintenir la dimension technologique à sa juste place, en analysant ce que l’on fait gagner, mais aussi ce que l’on fait perdre. L’impression 3D donne déjà un coup de main à des gens qui se débrouillent et qui s’approprient la technologie, en fabriquant des prothèses chez soi ou dans des fab labs. Dans les pays où HI intervient, elle ne doit pas être présentée comme une évolution substitutive, voire une révolution, mais comme une solution technique de plus dans la boite à outils, complémentaire à celles qui fonctionnent et structurent déjà le secteur.
Il est essentiel d’impliquer les étudiants en doctorat ou en projets d’étude d’ingénieur, d’une part car ils sont très demandeurs de ces sujets porteurs de sens et d’autre part parce qu’ils ont aussi de belles idées qui méritent d’être développées.
En plus des questions purement techniques, nous, porteurs de la chaire Innovation for Humanity et nos collègues, devrons alors nous poser les questions qui restent fondamentales :
- Comment établir le champ des possibles sur place, en termes de logistique, réseaux, d’environnement d’intervention et de capacité d’appropriation par les populations locales ?
- Comment mobiliser les chercheurs, les élèves ingénieurs, les entreprises pour donner des clefs scientifiques à des défis humanitaires et comment intégrer les problématiques humanitaires dans nos formations ?
Aller plus loin : vers des drones de détection des mines plus intelligents
L’un des enjeux majeurs des interventions de Handicap International est également de sécuriser à plus long terme les zones ayant connu des conflits, notamment via le déminage humanitaire afin de rendre des terres saines le plus rapidement possible aux populations. L’usage de drones permet déjà de cartographier les zones à risques. Nous avons débuté des travaux dont l’objectif est de les doter de capteurs et d’analyser les données récoltées grâce à des techniques d’intelligence artificielle et d’apprentissage automatique, afin de détecter les signes de présence de mines comme la présence des carcasses d’animaux, de voitures ou des signes d’explosion. L’utilisation d’autres types de capteurs comme les capteurs infrarouges est une piste prometteuse pour déceler la présence de mines enterrées dans certains environnements.
Un autre enjeu est l’anticipation de la dynamique des crises humanitaires via la fouille, l’analyse automatique et la visualisation de données issues de sources très variées (réseaux sociaux, données socio-économiques, plans de villes ou réseaux d’axes routiers). On peut penser à la modélisation de mouvements de foule qui peuvent intervenir lors de catastrophes ou à la modélisation de la pandémie actuelle, les modèles classiques épidémiologiques comportant des limites pour prévoir la propagation d’une maladie. Un autre axe d’application majeure concernera la gestion des moyens à déployer sur le terrain, notamment l’optimisation de la logistique de livraison de matériel d’urgence dans le dernier kilomètre.
Auteurs
Cet article a été co-écrit avec Abder Banoune (spécialiste réadaptation, chez Handicap International) et Pierre Gallien (directeur de l’Innovation, chez Handicap International).