Le supposé piège de Thucydide est devenu un classique du vocabulaire de la politique étrangère depuis une dizaine d’années, régulièrement invoqué pour expliquer la rivalité grandissante entre les États-Unis et la Chine.

Formulée par le politologue Graham Allison – d’abord dans un article de 2012 du Financial Times, puis développée dans son livre de 2017 Destined For War (Destinés à la guerre, en français) – l’expression renvoie à une phrase de l’historien grec Thucydide (Ve-IVeavant notre ère), qui écrivit dans son Histoire de la guerre du Péloponnèse :

« Ce fut la montée en puissance d’Athènes et la peur qu’elle inspira à Sparte qui rendirent la guerre inévitable. »

À première vue, l’analogie est séduisante : l’émergence de nouvelles puissances inquiète les puissances établies, menant inévitablement au conflit. Dans le contexte actuel, l’implication semble claire : la montée en puissance de la Chine provoquera un jour où l’autre un affrontement militaire avec les États-Unis, tout comme celle d’Athènes en déclencha un avec Sparte.

Cette lecture risque cependant de ne pas rendre honneur à la complexité de l’œuvre de Thucydide et d’en déformer le message philosophique profond. L’objectif de Thucydide n’était pas, en effet, de formuler une loi déterministe de la géopolitique, mais d’écrire une tragédie.

Un auteur imprégné de l’imaginaire de la tragédie grecque

Thucydide a combattu durant la guerre du Péloponnèse (431-404 av. n. è.) du côté athénien. Son univers mental était imprégné des codes de la tragédie grecque et son récit historique porte la trace de ces codes du début à la fin.

Son œuvre n’est pas un traité sur l’inévitabilité structurelle de la guerre, mais une exploration de la manière dont la faiblesse humaine, l’erreur politique et la décadence morale sont susceptibles de se combiner pour provoquer une catastrophe.

Ce goût du tragique chez Thucydide est essentiel. Là où les analystes contemporains cherchent des schémas prédictifs et des explications systémiques, lui attire l’attention du lecteur sur le rôle des choix, des perceptions et des émotions des acteurs individuels. Son récit est rempli des réactions délétères que suscite la peur, des attraits de l’ambition, des échecs des dirigeants et, finalement, du naufrage tragique de la raison. C’est une étude sur l’hubris et la némésis – la folie de la démesure et la vengeance obsessionnelle – et non pas sur le déterminisme structurel des relations entre États.

Une grande partie de cette complexité est perdue lorsque le « piège de Thucydide » est élevé au rang de quasi-loi des relations internationales. Elle devient une justification pour plaider l’inévitabilité : une puissance monte, les autres ont peur, la guerre suivra.

Mais Thucydide s’intéressait davantage aux raisons pour lesquelles la peur s’empare des esprits, à la façon dont l’ambition corrompt le jugement et à la manière dont les dirigeants – piégés face à des options toutes plus mauvaises les unes que les autres – se convainquent que la guerre est la seule voie possible. Son récit montre que les conflits surgissent souvent non par nécessité, mais par erreur d’analyse de la situation, mêlée à des passions détachées de la raison.

Les utilisations fautives de l’« Histoire de la guerre du Péloponnèse »

Il convient de rendre justice à Graham Allison, l’auteur de Destined For War : lui-même n’a jamais prétendu que le « piège » était inévitable. Le cœur de sa pensée est que la guerre est probable, mais non certaine, lorsqu’une puissance montante défie une puissance dominante. En réalité, une grande partie de ses écrits est supposée servir d’avertissement pour sortir de ce schéma destructeur, non pour s’y résigner.

Malgré tout, le « piège de Thucydide » a été bien mal utilisé, aussi bien par les commentateurs que par les décideurs politiques. Certains y voient une confirmation que la guerre est structurellement liée aux transitions de pouvoir – une excuse, par exemple, pour augmenter les budgets de la défense ou pour tenir un discours musclé face à Pékin – quand ce concept devrait plutôt nous pousser à la réflexion et à la retenue.

Lire attentivement Thucydide, c’est en effet comprendre que la guerre du Péloponnèse ne portait pas uniquement sur un rééquilibrage des puissances régionales. Il y était surtout question de fierté, d’appréciations fautives et de gouvernements insuffisamment sages.

Examinons cette remarque célèbre, tirée de l’Histoire de la guerre du Péloponnèse :

« L’ignorance est audacieuse, et la connaissance prudente. »

Ce n’est pas une analyse structurelle, mais une vérité humaine. Elle s’adresse directement à ceux qui prennent leurs pulsions pour une stratégie, et la fanfaronnade pour de la force.

Ou encore cette formule glaçante :

« Le fort fait ce qu’il veut, et le faible supporte ce qu’il doit. »

Il ne s’agit pas d’une adhésion au réalisme politique, mais d’une lamentation tragique sur ce qui se produit lorsque le pouvoir du fort devient incontrôlé et que la justice est abandonnée.

Dans cette optique, la véritable leçon de Thucydide n’est pas que la guerre est déterminée à l’avance, mais qu’elle devient plus probable quand les nations laissent la peur obscurcir leur raison, quand les dirigeants délaissent la prudence au profit de postures et quand les décisions stratégiques sont guidées par la peur plutôt que par la lucidité.

Thucydide nous rappelle à quel point la perception peut facilement devenir trompeuse – et combien il est dangereux que des dirigeants, convaincus de leur vertu ou de leur caractère indispensable, cessent d’écouter les voix dissidentes.

Les vraies leçons de Thucydide

Dans le contexte actuel, invoquer le « piège de Thucydide » pour justifier une confrontation des États-Unis avec la Chine pourrait faire plus de mal que de bien. En effet, ce raisonnement renforce l’idée selon laquelle le conflit est déjà en marche, et qu’il n’est plus question de l’arrêter.

S’il y a une leçon à tirer de l’Histoire de la guerre du Péloponnèse, ce n’est pourtant pas que la guerre est inévitable, mais qu’elle devient probable quand la place réservée à la prudence et à la réflexion s’effondre face à la peur et à l’orgueil. Thucydide ne nous offre pas une théorie des relations internationales, mais un avertissement, un rappel aux dirigeants qui, obsédés par leur propre place dans l’histoire, précipitent leur nation vers l’abîme.

Éviter ce destin demande un jugement avisé. Cela demande surtout l’humilité de reconnaître que l’avenir ne dépend pas uniquement de déterminismes structurels, mais aussi des choix que les femmes et les hommes font.