Alors que les liens personnels entre les élites politiques françaises et africaines et l’existence de réseaux d’influence officiels et officieux des deux côtés de la Méditerranée ont longtemps été les garants d’une expertise française sur le continent africain, Paris a été surpris par la généralisation de l’hostilité populaire contre sa politique en Afrique, qui s’est notamment manifestée par la rupture des partenariats de sécurité avec trois des cinq pays du G5 Sahel.
Force est de constater que les autorités françaises ont été incapables d’anticiper cette évolution tendancielle ainsi que les putschs qui se sont succédé à un rythme accéléré en Afrique francophone depuis 2020.

Cette mauvaise « surprise stratégique » dans ce qu’on appelait autrefois le « pré carré » a pris de court les trois principaux acteurs de la politique étrangère française en Afrique : l’Élysée, le ministère des Armées et le Quai d’Orsay.

Ce manque de clairvoyance remet en cause ce qui était, hier encore, considéré comme l’une des forces de la diplomatie française : son expertise africaine. Avec 42 ambassades (pour 49 États subsahariens), 6000 militaires déployés et surtout une présence historique qui avait survécu à la décolonisation, les gouvernements français successifs se targuaient de « connaître l’Afrique » (en réalité, l’Afrique francophone). Cette soi-disant expertise a été prise en défaut et sa remise en cause manifeste a déjà des incidences importantes qui dépassent le seul cadre africain.

Un dromadaire peint aux couleurs du drapeau français avec l'inscription « France » sur le cou

Les manifestants de divers pays africains (ici le Mali en janvier 2022) ridiculisent volontiers la France lors de leurs manifestations. Florent Vergnes/AFP

La fin du gendarme de l’Afrique

La première de ces incidences est la remise en cause de la tacite division du travail sécuritaire au sein des pays occidentaux. De même que les États-Unis sont considérés parmi les pays occidentaux comme l’acteur de référence pour les crises sécuritaires en Amérique du Sud, depuis la décolonisation la France était, selon l’expression en usage, le « gendarme de l’Afrique ».

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Il y a eu pas moins de 52 interventions militaires françaises en Afrique de 1964 à 2014. Et, outre les interventions bilatérales, la France a aussi joué le rôle de nation-cadre pour des missions militaires européennes en République démocratique du Congo, Centrafrique et Tchad au début de ce siècle.

Cause du retrait de l’armée française du théâtre d’opérations sahélien et de son désengagement probable d’autres pays africains, l’échec de Barkhane marque la fin de cette division du travail qui, malgré quelques fluctuations, n’avait guère changé depuis la décolonisation et avait été relégitimé face aux nouvelles menaces. Ce rôle tacitement imparti à la France au sein des pays occidentaux est terminé, comme l’ont immédiatement montré les divergences entre Paris et Washington vis-à-vis de la junte nigérienne.

Ce faisant, la France perd son rôle de meilleur allié des États-Unis dans la lutte contre le djihadisme en Afrique ainsi que les dividendes politico-militaires qui l’accompagnaient dans la relation franco-américaine.

La fin de l’avocat de l’Afrique à l’ONU…

La seconde incidence concerne le rang de la France à l’ONU. Membre du Conseil de sécurité, la France y tient la plume pour les affaires africaines, c’est-à-dire qu’elle rédige les projets de résolution.

Dans une organisation où l’influence d’un État se mesure au nombre de dossiers ou d’initiatives qu’il porte, ce rôle fait de la France un acteur important dans le cénacle onusien. Cela justifie aussi que, depuis 1997, ce soit toujours à un Français qu’a été confié le poste de Secrétaire général adjoint aux opérations du maintien de la paix – la plupart des missions de maintien de la paix ayant été, ces dernières décennies, déployées en Afrique subsaharienne.

La remise en cause de l’expertise française sur l’Afrique risque de se traduire par la montée des critiques contre son rôle de porte-plume des affaires africaines au Conseil de sécurité, rôle qui a d’ailleurs déjà été dénoncé par le Mali cette année.

Plus généralement, le rôle de porte-parole des pays africains que la France s’était auto-attribuée dans les instances multilatérales (G7, G20, etc.) n’est plus crédible. Alors que la France s’est efforcé d’être le pays pivot dans les rapports Nord-Sud en promouvant une certaine solidarité entre pays riches et pays pauvres, elle est ici prise en défaut sur son flanc sud. Son rôle d’« avocat des pays pauvres » dans ces instances multilatérales lui est non seulement contesté par d’autres puissances (notamment la Chine) et par des pays du Sud mais il est aussi et surtout décrédibilisé par la crise des relations franco-sahéliennes.

… et même au sein de l’UE

Même dans le concert européen, c’est-à-dire dans le premier cercle de la politique étrangère française, l’impact est sensible. Certains pays de l’Union européenne qui désapprouvaient silencieusement la politique africaine de la France, la critiquent maintenant à voix basse ou ouvertement.

Ainsi, sur fond de tensions entre Paris et Rome sur la crise migratoire, le gouvernement de Giorgia Meloni a publiquement critiqué la politique française en l’accusant d’être néocoloniale, et souhaite capitaliser sur l’hostilité ambiante contre la France en Afrique pour devenir le nouvel interlocuteur de l’Afrique en Europe.

De même, la très récente initiative de la Hongrie dans le dernier bastion militaire français au Sahel (elle va envoyer 250 militaires au Tchad) apparaît comme un acte de concurrence. L’influence de la France en Europe est déjà, elle aussi, affectée par la crise de la politique de la France en Afrique.

Cette crise résonne à Bruxelles, Washington, New York, etc., et impacte le récit et la position diplomatique de Paris. La perte de crédibilité de la France en Afrique ne fait pas seulement problème pour la relation franco-africaine. Compte-tenu de ses implications au-delà de l’Afrique, c’est en fait la diplomatie française dans son ensemble qui risque d’être perdante.

auteur

  1. Coordinateur de l’Observatoire pour l’Afrique centrale et australe de l’Institut Français des Relations Internationales, membre du Groupe de Recherche sur l’Eugénisme et le Racisme, Université Paris Cité