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Le soldat tient mon appareil photo, et c’est lui-même qui efface les clichés compromettants. Compromettants ? J’avais pourtant cru suivre la règle donnée à notre arrivée à Milam, village d’estive au pied d’un glacier himalayen : interdiction de photographier le camp militaire indien à proximité.

La frontière du Tibet, autrement dit de l’ennemi chinois, se trouve à moins de 20 kilomètres à vol d’oiseau.

À plus de 3 500 m d’altitude, cette haute vallée du Johar, dans l’État indien de l’Uttarakhand, a une grande valeur stratégique. Les touristes peuvent y passer lors d’un trek, attirés par les sommets voisins (la Nanda Devi, 7816 m) ou par les ruines de Milam, ce Pompéi himalayen abandonné avec la fin progressive du commerce transfrontalierd epuis l’invasion chinoise du Tibet en 1959.

La Police de la Frontière Indo-Tibétaine (ITBT) est souvent présente à la petite gare routière de Munsyari. F. LandyFourni par l’auteur
Dans la petite ville de Munsyari, voitures de touristes et hôtels. F. LandyFourni par l’auteur

Les promoteurs du tourisme (petites agences du bourg de Munsyari à trois jours de marche, tour-opérateurs de Delhi, etc.) encouragent l’arrivée de visiteurs, étrangers autant qu’indiens. Mais ce tourisme est loin d’être prioritaire face aux enjeux géopolitiques.

J’avais commis l’erreur de photographier, non seulement des panoramas où l’on pouvait discerner dans le lointain un bout de campement, mais aussi le temple local : or, sur son fronton était affichée une inscription remerciant l’armée de son soutien à la restauration de l’édifice.

Localisation de Milam, en Inde. Google Maps

À qui appartient le paysage dans le Haut Johar ? Assurément pas aux touristes. Aux pasteurs transhumants qui y mènent paître chèvres et bovins ? Aux rares agriculteurs qui montent à Milam cultiver de la ciboulette et des pommes de terre, ces dernières souvent vendues aux militaires ? Aux chercheurs de cordyceps, ce champignon qui se vend un million de roupies le kilo (12 000 €) en raison de ses vertus médicinales et aphrodisiaques pour le marché chinois ? Assurément, le paysage appartient avant tout aux militaires.

Les paysages, un pouvoir politique

Dans une Asie des hautes terres où l’agriculture demeure prédominante, mais où se développe le tourisme, les paysages appréciés par les touristes sont-ils les mêmes que ceux construits par les villageois ? Il ne s’agit pas là seulement d’une question d’esthétique, mais bien de pouvoir politique. En effet, si les paysages touristiques sont les mêmes que les paysages agraires, alors leurs producteurs, avant tout les populations locales, disposent d’un certain levier pour imposer leurs vues aux promoteurs du tourisme, y compris à l’État.

Restaurant d’altitude sur le chemin des estives et du trek. F. LandyFourni par l’auteur

Si ce n’est pas le cas, il y a risque que les villageois soient dépossédés de leurs ressources, au profit de nouvelles constructions paysagères édifiées aux seules fins du tourisme. Cela prendrait alors la suite d’une longue tradition historique en Himalaya indien, l’État s’efforçant depuis la colonisation britannique de contrôler les forêts au nom de l’exploitation de bois d’œuvre, puis de la protection de l’environnement.

Des zones agraires qui séduisent

Mais voyageons plus à l’est, à 370 km à vol d’oiseau : autre terrain d’étude au Népal, les Annapurnas, et plus précisément la zone du trek du Mardi Himal, itinéraire ancien « rouvert » en 2012 et en plein essor depuis.

Le paysage de la haute montagne : la crête du Mardi Himal, vers 4000 m, peu avant le Upper View Point – avril 2016. P. DériozFourni par l’auteur

Là, aucune restriction à la photographie ! Le touriste est roi, et bien mieux accueilli que dans le Johar, dans une zone moins stratégique, ouverte depuis plus longtemps aux étrangers, dans un pays où le tourisme représente plus de 7 % du PIB.

Les lodges sont nombreuses le long des chemins de trek. La part des touristes népalais est en forte croissance, mais ils sont venus tout comme les touristes étrangers surtout pour les cimes et les pics – avec de plus en plus une composante sportive (canyoning, parapente…).

Les paysages agraires, comme les terrasses rizicoles, jusque vers 1800 m, ne sont pas la principale attraction de départ. Il reste que nos entretiens révèlent que c’est souvent l’ensemble des panoramas qui sont photographiés – de fantastiques versants étagés sur parfois plus de 1000 m.

Labour à l’araire et irrigation en bas de versant, au bord de la Burungdi Khola (trek Balcon des Annapurna) – avril 2016. P. DériozFourni par l’auteur

Et la progression de la marche, qui traverse à basse altitude les villages et les champs, fait découvrir des paysages et des sociétés agraires qui séduisent, notamment les touristes occidentaux.

Des locaux qui mettent en tourisme leur culture

Cela est mis à profit par les populations locales, et notamment les Gurung, une ethnie tibéto-birmane. Ils possèdent la plupart des refuges et des lodges, et leur culture est mise en valeur, voire mise en tourisme, par des spectacles folkloriques ou de petits musées comme celui de Ghandruk. Les chants et les danses sont appréciés des touristes, tout comme les plats « traditionnels » qui sont cuisinés avec des ingrédients cultivés localement sans intrants chimiques. Le risque de renforcer une dimension « exotisante » et folklorisante existe cependant.

Ces initiatives privées ont des soutiens hors de la région, grâce aux émigrés qui peuvent investir leur épargne dans l’accueil touristique, mais aussi dans le cadre institutionnel de l’Annapurna Conservation Area Project (ACAP), entièrement financé par les droits d’entrée payés par les touristes (21 € par personne étrangère en 2023) ; il a une composante participative laissant un certain pouvoir de décision aux populations locales, pour le tourisme, mais aussi pour les usages agricoles ou la gestion de la forêt, et permet la redistribution d’une partie des revenus touristiques aux villages concernés.

Dans la zone étudiée, un programme coordonné d’hébergements chez l’habitant (homestays) en lien avec un réseau de chemins (Macchapucchre Model Trek) a encouragé à partir de 2007 le développement local, si crucial à une époque où l’on sortait de la guerre civile. L’organisation collective au niveau de chaque village est souvent institutionnalisée par des groupes de femmes, de façon à répartir les nuitées de façon équitable entre les ménages. De fait, les femmes apparaissent souvent comme les principales bénéficiaires, mais cela se traduit par une surcharge de travail pour elles, surtout quand les hommes sont en migration, et les hautes castes Brahmanes et les Gurung perçoivent l’essentiel des revenus.

Des communautés qui adaptent leurs intérêts aux situations

Une association locale pratique un principe de distribution semblable près de Munsyari. Mais pour le reste, la situation du côté indien est fort différente. Dans le Johar, point d’ACAP, pas de politique touristique intégrée à une politique environnementale. La population dominante est celle des Bhotias, une communauté qui est parvenue à obtenir le statut de « tribu » pour bénéficier de la politique de discrimination positive de l’Inde, alors même qu’il s’agissait de ces riches marchands transfrontaliers qui commerçaient avec le Tibet tout en faisant travailler leurs terres par des métayers de castes intouchables.

En Inde, dans le Johar, les trekkeurs empruntent les mêmes sentiers que les muletiers ravitaillant l’armée ou les villages d’estive. F. LandyFourni par l’auteur

Ils ont perdu une partie de ces terres du fait des réformes agraires, mais leur reconversion dans des activités urbaines, en plaine, à Delhi ou ailleurs, s’est faite de façon souvent fort profitable.

Une partie d’entre eux cherche à entretenir les hameaux d’altitude désertés, anciens relais du commerce et de la transhumance où se trouvent les autels des aïeux – les noms de famille des Bhotias incluent souvent le toponyme de leur hameau ancestral. Mais pour la plupart, leurs intérêts se trouvent ailleurs, loin de la haute montagne, y compris dans l’armée puisque comme les Gurung les Bhotia ont souvent été recrutés dès l’époque coloniale comme soldats.

Pour les touristes, la visibilité des Bhotia est donc faible. Un petit « Tribal Museum » leur est consacré à Munsyari, mais pour le reste le peu de tourisme culturel existant met en exergue la culture pahari, « des montagnes », plus que la culture d’une communauté en particulier. « Des Bhotia ? Mais n’en trouverez pas ici ! », nous répondit même une touriste du Bengale, très sure d’elle.

Les revenus des 10 à 15 000 touristes annuels sont bien incapables de freiner l’exode rural, qui, tout comme sur le versant sud des Annapurna, multiplie les friches à moyenne altitude, et seuls les champs autour de Munsyari sont cultivés relativement intensivement, en pommes de terre notamment. Singes et sangliers rendent l’agriculture plus difficile, ce qui engendre un cercle vicieux, car la croissance des friches favorise la multiplication de la faune sauvage.

Mais les touristes n’en ont cure. Si le paysage se ferme à cette altitude, il leur restera toujours de fantastiques panoramas plus haut, à l’étage des pelouses et des rocs. Le paysage rural est (encore ?) une ressource importante pour les Gurung, mais ne l’est plus pour les Bhotia.

Alors à qui appartient ce paysage ? Il appartient aux paysans népalais, dans la mesure où ceux-ci sont souvent partie prenante des aménagements touristiques, mais il appartient de moins en moins aux paysans indiens, soit que les enjeux militaires ou hydroélectriques prennent trop de place, soit que simplement les villageois se détournent progressivement de leurs ressources agraires.

auteur

  1. Professeur de géographie, Université Paris Nanterre – Université Paris Lumières

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