La dernière fois que j’ai eu à faire un road-trip, c’était il y a bientôt un an. Lors d’un jeu, entre copains, sur une terrasse de café, dans le quartier du vieux Genève en Suisse, on avait décidé d’apprendre les dialectes du monde, d’étoffer nos mots, élargir les horizons.

Le bilinguisme devait nous délivrer de la monotonie de nos vies routinières et insipides, en nous ouvrant les portes d’un monde enchanté aux mille opportunités croustillantes. Les piscines de nos villas ou les chaises massantes et chauffantes de nos véhicules ne nous convenaient plus assez. Il était temps de pimenter tout cela, de voir comment le vrai bonheur recouvre les visages.

            Luc se sent enfin prêt pour son premier voyage en Afrique. Il opte pour l’Ouganda. Il s’était toujours dit que si un jour il devait aller dans ce continent, ça serait dans ce pays. Cet endroit où il a entendu plein d’histoires, vu des photos, où il s’est imaginé dans les rues, goûtant aux bons plats dont on lui contait les fables… Durant ses années de lycée, il était en couple avec une fille originaire de la ville de Gulu dont la famille avait été victime de la folie furieuse du dictateur sanguinaire Amin Dada. En pleine année scolaire, son amoureuse avait dû déménager avec ses parents pour aller s’installer au Canada, dans la ville de Québec. Malgré les correspondances assidues, et les voyages en temps de vacances, il fallait se rendre à l’évidence, la distance avait eu raison de leur amour, la vie en avait décidé autrement. De cette intense affection n’est restée que la nostalgie des anecdotes croquantes.

            Il est dix-sept heures dans la capitale, à Kampala. L’avion de Luc vient d’atterrir. Chacun des passagers se lève et se dirige vers la zone de contrôle de la police aux frontières. Il y a un agent des forces de l’ordre qui demande à Luc ce qu’il fait dans la vie, comme travail, et il répond qu’il est journaliste. Cela crée un malaise. On lui demande la raison de sa venue, et il dit qu’il est là pour « améliorer » son anglais et visiter le pays. Sa réponse ne satisfait pas ces gens, ils ne comprennent pas pourquoi en tant que citoyen français, Luc laisse l’Angleterre, l’endroit même où se trouve le « bon anglais », qui est tout juste à côté de lui, pour venir jusque dans ce pays apprendre ce qu’ils appellent « bush english », et que l’on peut traduire par « mauvais anglais ».

            Luc souligne le fait qu’il n’est pas là pour apprendre l’anglais, puisqu’il le parle déjà, il dit qu’il souhaite l’embellir avec les spécificités locales. Son motif de séjour semble suspect selon la police. La tension monte. On le convoque dans un bureau, et on l’interroge sur le genre de papier qu’il écrit en tant que journaliste, on pense sûrement qu’il est là pour faire un reportage sur les multiples crimes de Yoweri Museveni, le despote fou furieux national. Luc répond de manière vague, on lui demande d’entrer dans les détails, il refuse, il dit que cela n’a rien à voir avec son motif de séjour, qu’il est un gentil, mais personne ne semble vouloir l’entendre, le temps passe, il est bientôt vingt heures, il demande s’il est en garde à vue, s’il va devoir appeler son avocat, les policiers prennent peur, ils s’éclipsent, ils parlent sans fin, des coups de fil aux coups de gueule, ensuite on apporte son bagage et on le signifie qu’il va être rapatrié. Luc n’en croit pas ses yeux…

            Quant à moi, je triche un peu, au lieu de me déplacer, je décide plutôt de recevoir à la maison un étudiant japonais, je n’ai rien contre le fait d’apprendre un peu de son verbe, c’est un jeune homme qui vient d’un tout petit village, non loin de la grande métropole d’Osaka, et qui souhaite parler français, un peu comme Molière. Il connaît très bien la France, sa géographie, les grandes lignes de son histoire, etc.

            Le jour J, on me conseille de faire un plat typique du pays pour recevoir mon invité. Je me lance dans la préparation d’un chapon de Barbezieux rôti aux châtaignes. Je vais ensuite chercher l’étudiant à l’aéroport. Une fois à table, le résultat est sans appel, il constate que je ne suis pas un chef, mais vraiment pas.

Heureusement pour nous, il ne se fait pas trop tard, on sort manger au restaurant. On rit énormément. Les jours passent. On est vraiment complice. On se balade un peu partout. Je n’ai jamais autant conduit de ma vie. Je m’efforce de ne lui parler que français, pour l’aider à s’améliorer, il a une très bonne base d’ailleurs. On chine dans les rues d’Angoulême. Une promenade à Jonzac. On s’abreuve chez un ami vigneron à Rouillac. On passe deux jours à Bordeaux, dans les lieux des fêtes nocturnes, on fait un petit arrêt à l’île d’Oléron, on visite les pécheurs, la route des huîtres, le fort Louvois et la citadelle du château. Ensuite vient le temps de passer une journée au château des ducs d’Anjou, et puis on rejoint Paris. On prend un logement non loin de l’avenue Georges V. On fait des photos sur les Champs-Élysées. On visite la tour Eiffel jusque dans les cuisines des restaurants, on se restaure couramment à Montmartre, et on se met souvent en rangs pour visiter les musées, etc. Que des choses que je n’aurais ordinairement jamais faites…

            Pierre a des vacances à prendre. Il décide de s’offrir un voyage qui sort du lot. Durant plusieurs jours, il se renseigne sur les destinations qui pourraient le convenir. Même s’il aime faire la fête, il est conscient de ne plus être d’une jeunesse sémillante, c’est très important pour lui de le reconnaître afin d’établir un meilleur choix. Il est à la recherche d’une douceur, mais pas trop non plus, et serait partant pour un peu plus de chaleur, avec une option de rafraîchissement qui viendrait ensuite combler son effort. Il aimerait déposer sa valise dans un endroit qui mêle l’exotisme à une histoire locale forte. Quitte à voyager, mieux vaut aller dans un endroit où l’on peut apprendre quelque chose.

            La Colombie se démarque bien du lot. Pierre se voit en touriste dans les rues de Bogotá. Il aimerait marcher dans Médellín, le centre-ville, la place Bolivar, rire des galéjades avec les habitants de la Comuna 13, se sentir réellement sur les traces de Pablo Escobar, un peu comme dans les livres qu’il a lus, et les différents films qu’il a vus, et ça le rend toute chose, émoustillé, criquet pèlerin. Il souhaite aussi visiter le village de Palenque de San Basilio, et apprendre l’histoire des Afro-Colombiens. Et en fin, se laisser prendre par la luxure. Coucher sur un transat, au bord d’une plage tranquille, et profiter du moment présent en sirotant un cocktail de noix de coco à Carthagène, Santa Marta ou encore à San Andrés.

            Pierre est enfin en Colombie. Il se donne du bon temps, tranquille, dans son hôtel, avant d’entamer son grand voyage à travers le pays. Une mauvaise nouvelle vient perturber son bonheur. Le pays se met en quarantaine. On appelle cela « LockDown », pour mieux l’expliquer aux étrangers. La situation sanitaire est critique. Ça va dans tous les sens. C’est très intense. Tout est flou. Les vols sont annulés. Impossible de joindre l’assurance pour faire valoir ses droits. La ligne téléphonique de l’ambassade de France est saturée. Personne ne sait quand il y aura un vol de rapatriement, et combien cela coûtera à chacun des volontaires.

            Pierre panique. Il a horriblement peur de mourir loin des siens. Il ne comprend vraiment rien de ce qui se dit autour de lui. Il ne parle pas espagnol. Tout à coup, les gens ne sont plus si heureux d’accueillir les touristes. Il réussit quand même à se faire des amis. On lui explique que le gouvernement a mis sur pied un système de répartitions des jours de sortie, basé sur les derniers chiffres des cartes d’identité, pour les locaux, passeport, pour les étrangers, et que cela est censé permettre aux gens d’aller chercher de l’argent aux distributeurs de billets, afin de s’acheter de quoi se nourrir…

 

Michel Tagne FOKO pour GCO

Ecrivain, Collaborateur spécial de GCO

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