Il y a quarante-quatre ans, l’écrivain-journaliste guinéen, Ibrahima Kalil Diaré, racontait cette belle histoire des hommes seuls. Instructive. Flashback.

Méfie-toi de l’homme tout seul

Lâché seul par sa volonté

Dans la savane giboyeuse

Son long fusil lui battant les flancs

Le malicieux solitaire errant

Sème la mort dans ses brisées

A travers sa longue gaule de fer

Rien n’arrête le chasseur

Il n’a pas peur, pas pitié

La fatigue et les intempéries

Sont les campagnes de son errance

Méfie–toi, méfiez-vous de l’homme seul.

Après ce chant, Séréwa reprit : Ecoutez ! Il y a longtemps, très longtemps sur l’emplacement actuel du village s’étendait une grande plaine. Des arbres géants dressés sur un tapis de roseaux, balançaient paresseusement leurs feuillages touffus, biches, des antilopes, des buffles et des singes. Les soirs aux lumières rouges des couchers de soleil, des pintades, des perdrix et des oies formaient de véritables essaims qui exécutent des ballets au ciel rougissant.

Bien sur, il régnait dans la plaine, la paix, mais aussi la violence des éléments et des bêtes, cette lutte éternelle pour la survie.

Les serpents boa qui s’étiraient en anneaux mortels aux flancs de biches, les fourmis rouges qui guettaient les boas repus ; les panthères à l’affût dans les arbres ; les lions en maraude autour des cours d’eau. C’était la paix de la nature, la paix seulement.

Karinka, le chasseur avait arpenté la savane toute la matinée, son fusil lui barrant le dos. Il avait suivi le ruisseau bavard sous les roseaux géants, au bord duquel viennent s’ébattre les biches repues. Sur les collines boitées, entre les arbres a karité, il s’était moqué du vol stupide des perdreaux. Mais quel chasseur de la savane voudrait-il dilapider sa poudre et ses plombs pour de la volaille ? Il pensait ce matin-là qu’il s’était mal réveillé et avait pris le départ d’un mauvais pied.

Karinka savait que pour le chasseur, il y a des plantes à ne pas piétiner le matin. Elle gardent l’odeur d’homme, et le gibier au flair sur, ne se laissera plus suspendre. Il faut prendre la précaution de ne pas cesser certaines branches qui intelligentes. A tout prix, il faut éviter de provoquer le brusque envol des pintades caqueteuses qui signalent la présence insolite du solitaire dont la longue gaule crache la mort.

Il y a des jours vides pour le chasseur, des jours où les animaux sauvages ont la «baraka». Le chercheur solitaire tourne alors en rond mâchant sa cola, remâchant son anxiété d’homme insatisfait de son errance…Karinkan n’avait rien surpris, rien vu, et rien entendu. La savane semblait vide de sa faune habituelle.

Dans l’après-midi, il s’assit sur une souche à l’entrée d’une grotte. Ses yeux rouges scrutaient scrupuleusement les environs en quête du moindre frémissement des roseaux. Il se leva soudain, et en marche forcée, il déboucha dans la plaine Karinkan était ce chasseur impitoyable que rien n’arrête, que rien n’effraye, le maître de la savane.

Il faut se méfier de l’homme seul, car tel un génie malfaisant, il laisse des traces sanglantes. Il faut se méfier de l’homme seul, car la peur ne l’arrête pas, la pitié ne l’émeut pas. Il abat puis il passe de sa démarche de félin.

Le chasseur s’arrêta tout près d’ici et la première biche qu’il vit, il l’abattit sans pitié. Or ce territoire appartenait à un diable, le bon génie de la nature. La nuit, le diable vint à l’homme seul et lui intima l’ordre de quitter ses terres. Le chasseur le fixa un bref instant et répondit dans un souffle qu’il n’avait d’ordre à recevoir que de Dieu. Pris de colère, le diable l’invita à la lutte. Toute la nuit, il n’y eut ni vainqueur ni vaincu. Aux premières lueurs de l’aube, le diable, qui ne pouvait supporter les lumières du jour, s’enfuit en poussant un grand cri. Ce qui voulait dire que l’homme avait gagné, que l’homme était victorieux. Ce jour là, le chasseur construisit une case et s’en alla chercher sa famille et sa tribu pour ériger le village.

Il se mit à abattre nuit et jour du gibier. Dans les veines des forêts clairières, au pied des collines boisées, sur les berges des rivières, son long fusil crachait la mort à la face des animaux sauvages. Assurément le solitaire avait exagéré. Devant l’abondance du gibier, il ne pouvait refréner sa folie meurtrière. Le diable ne pouvait plus tolérer ce carnage dans la plaine que le bon Dieu lui avait allouée. En vain essaya-t-il de retenir le fusil de Karinkan pour qu’il ne décimât tous les animaux de la plaine.

Le génie revint trois mois après. Il dit au chasseur : «nous allons lutter et si cette fois tu gagnes je t’apprendrai à travailler la terre, tu ne seras plus obligé de décimer les antilopes et les oiseaux. Tu pourras nourrir les tiens sans avoir la hantise de manquer de vivres à la saison des pluies».

Karinkan accepta le combat. Le chasseur et le diable se prirent aux hanches du crépuscule jusqu’aux lueurs blafardes de l’aube. Le chasseur, l’homme solitaire, se bornait à résister car il savait qu’aux premiers rayons du soleil, le diable s’en irait. Effectivement, ahanés, crachant la bave, les deux protagonistes furent surpris par le lever du soleil. Le Diable poussa un grand cri et disparut.

Les nuits qui suivirent, il passa plusieurs fois au village et patiemment, enseigna l’agriculture au chasseur. L’homme solitaire comprit que son errance continuelle à la quête du gibier, l’éloignait toujours plus de sa famille et des hommes.  Il apprit du diable tout le confort de la vie sédentaire et laborieuse. Il s’initia à la magie, à la médecine traditionnelle et à l’astrologie. Karinkan par la suite, sut cultiver les céréales, les tubercules, les arbres fruitiers et les condiments. Par reconnaissance au diable qui lui avait enseigné l’art du labour, il promit de ne cultiver la plaine du diable que tous les deux ans. Une année de culture, et l’année suivante la terre était  laissée en fiches et les herbes qui y poussaient étaient considérées comme la nourriture du diable. Durant ce laps de temps, le chasseur reprenait son long fusil pour arpenter la savane. Et depuis ce long temps lointain, tout bon chasseur est un agriculteur avisé mais aussi un bon médecin dont il faut toujours se méfier.

« La Saga des Séréwas » Diaré Ibrahima Kalil – 1975 

La Saga des Séréwas

 »Les Dits de Nul et de Tous »

Recueils de nouvelles – 278 pages – 140×225

ISBN : 9782342048247


« Plusieurs lunes se succédèrent dans le ciel toujours bleu du Mandé. Sonadjan-Mady Keita continua à faire subir aux parents de sa mère tous les supplices imaginables. On le surnomma “Sarafoufou-gbéléké” un enfant-qui-ne-valait-pas-la-peine-d’être-mis-au-monde. Car peut-on supporter les dures souffrances de la maternité pour donner le jour à un ennemi? Or, battre les oncles, frères et cousins de sa mère, c’est porter la main sur sa mère, cela est connu! Sarafoufou-gbéléké avait fait coucher ses oncles dans la boue de l’humiliation, il les avait fait fouetter comme des vulgaires bilakoros… »
De l’univers de la brousse à la politique coloniale, ces fables guinéennes illustrent la conscience en mouvement de la civilisation villageoise des populations Maninka. Rendant admirablement hommage à la tradition orale, elles font preuve d’une richesse de forme et de fond qu’illustre à juste titre le professeur Lansana Conde dans sa préface: « Instrumentiste d’une virtuosité étonnante, véritable mémoire des aventures de la brousse qu’il a charge de transférer en ville, le Séréwa (de Séré = témoin et wa = la brousse) est cette autre bibliothèque orale qui conserve les richesses littéraires de la société des fondateurs des grands Etats médiévaux mandingues. Nul besoin donc d’épiloguer sur l’immense richesse documentaire et rhétorique de son message. Pour le traduire sans casser ni calebasse ni canari, il fallait l’ouverture culturelle et la maîtrise du double outil linguistique d’un homme de grand talent comme Diaré Ibrahima Kalil Marité. »